Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas possible de vivre ici, entre ces murs étroits ; j’avais de la pitié pour les pauvres existences confinées dans ce petit pays ; j’avais pitié de moi-même et je m’attendrissais sur ma destinée. C’est un sentiment ridicule, mais qu’on a bien de la peine à vaincre. Un mois après, j’étais installée rue du Bac, comme institutrice de la sœur d’une de mes anciennes amies.

On me fit le meilleur accueil, le plus délicat. On s’appliquait à m’éviter les plus petits froissements. Il me fut cependant pénible de me retrouver pauvre et salariée au milieu de tous ceux qui m’avaient vue jadis dans le rayonnement de ma jeunesse heureuse. Malgré tout, j’étais plutôt contente, car je me voyais entourée, de nouveau, des délicatesses et des raffinements que j’aimais, et je prenais ma petite part de la vie heureuse des autres. Mais j’avais aussi mes heures de tristesse. Dans les bals où j’accompagnais ma petite élève, je n’étais plus fêtée comme autrefois ; j’ai reconnu souvent plus d’un de mes anciens danseurs qui faisaient semblant de ne pas me voir et je suis restée plus d’une fois sur ma chaise à faire tapisserie avec les grand’mères. Quand il venait des visites et que j’étais là par hasard, on me présentait aux étrangers qui me regardaient avec étonnement : « Mlle  Saint-Martin, qui veut bien s’occuper de nos fillettes. » Et, je ne savais où me cacher pour ne pas laisser voir mon humiliation. C’était la punition de ma légèreté d’esprit. Je n’avais pas assez connu la vie laborieuse et difficile pour comprendre la dignité de l’effort qu’on fait pour se tirer d’affaire, pour gagner son pain quotidien. Comme je ne vivais que de vanité mesquine et de satisfactions frivoles, les plus insignifiantes petites blessures à mon amour-propre m’étaient aussi de vrais supplices.

Les mois passèrent. J’allais avoir vingt-huit ans quand ma petite élève fut fiancée. Et ce furent des fêtes ; et des bals. On m’emmenait partout, par amabilité. C’est alors, je crois, que j’éprouvai le plus mauvais sentiment qui m’ait atteinte dans ma longue vie, où je n’ai pourtant jamais été très héroïque. Je fus jalouse, sans sujet précis et bien défini, mais jalouse d’être heureuse comme je voyais qu’on l’était autour de moi. Il est dangereux de côtoyer de trop près le bonheur quand on n’a pas une grande âme de renoncement et d’abnégation. J’ai passé de douloureuses semaines auprès des fiancés dans cette atmosphère d’amour qui me grisait. Au milieu de ces réunions joyeuses de jeunes filles parées et fêtées, je me sentis pour la première fois une vieille fille qu’on n’épouserait pas et qui serait laissée pour compte dans la vie, après le temps des épousailles. J’ai traversé de pénibles alternatives de morne découragement et de révolte