Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/41

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monter un homme saoul dans les voitures, la moitié des permissionnaires manqueraient à l’appel et vous savez que cela entraîne pour eux des punitions graves. La fréquence de l’ivresse a d’ailleurs un bon côté, c’est que, dans le pays, on ne méprise pas les gens ivres ; je suis sûr que le voyageur à qui l’on a confié ce malheureux va veiller sur lui comme sur un enfant ; un bon somme jusqu’à Lamballe et il sera dégrisé pour changer de train ; il arrivera à Cherbourg en parfait état.

— Vous vous consolez bien aisément, répondit Fabrice, de l’accroissement quotidien d’un fléau qui mine notre pauvre Bretagne ! Pour moi je ne puis m’empêcher d’être péniblement impressionné quand je rencontre un ivrogne ; ce matelot titubant sera la dernière chose que j’aurai vue en quittant mon pays et c’est là un symbole triste.

— Évidemment, il serait à souhaiter que l’on pût empêcher les Bretons de boire de l’eau-de-vie, dit le docteur ; mieux que personne, je suis à même de constater chez nos malheureux compatriotes les ravages de l’alcoolisme. Je suis tellement convaincu de l’importance de ce facteur dans la genèse des maladies que, lorsque des clients nouveaux viennent me trouver, je leur demande presque toujours s’ils ont l’habitude de boire ; et je m’empresse dans tous les cas de leur interdire l’alcool, ou au moins l’abus de l’alcool, en les menaçant des pires dangers. Quand j’arrive à leur faire bien peur, ils m’obéissent pendant quelques jours ou même pendant quelques semaines, et puis, ils retombent dans leur péché mignon.

— Vous ne croyez pas, vous non plus, à l’efficacité d’une croisade antialcoolique ?

— Je n’y crois pas ; l’alcool est entré dans les mœurs ; il faudra transformer les Bretons avant de pouvoir songer à les guérir de cette maladie terrible. Aujourd’hui il n’y a pas de relations, pas de politesse sans alcool. Quand vous entrez dans une maison on vous offre à boire et si vous refusez on trouve que vous êtes fier. Mais vous savez cela aussi bien que moi.

— Malheureusement oui, répondit M. Tacaud, et ce qui me fait craindre qu’il soit devenu bien difficile de corriger les Bretons de ce vice, c’est qu’ils n’en ont plus honte. Ils ne méprisent pas les ivrognes, dites-vous ? C’est vrai, mais la mansuétude de chacun s’étend jusqu’à lui-même ; on ne méprise pas pour ne pas être méprisé. Cet été, je rappelais à un riche propriétaire campagnard un fait qui s’était passé quelques jours auparavant : « Je devais avoir ma pointe, me dit-il ; je ne me souviens plus. » Et je vous parle d’un des hommes les plus considérables et les