Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/44

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les paysans sans exception étaient des ivrognes ; mais vous savez bien qu’il n’en est pas ainsi ; quelques-uns, même parmi les pauvres, restent à l’abri de la redoutable contagion. Et puisque ceux-là peuvent se passer ces dangereuses joies de l’ivresse, c’est qu’ils ont trouvé d’autres plaisirs plus sains qui leur rendent la vie supportable.

— Chez les pauvres, comme chez les bourgeois, répondit le docteur, il y a des individus de différents modèles ; tous ne sont pas coulés dans le même moule, tous ne sont pas non plus aux prises avec les mêmes difficultés. Un tel qui aura eu la bonne fortune d’épouser une femme ordonnée et agréable, aura du plaisir à rester dans son pauvre intérieur quand les travaux seront finis ; il jouira d’un confortable relatif ; il aura des enfants sains et sera heureux tant que n’arrivera pas une misère imprévue. Rien n’est fragile comme le bonheur des pauvres. Survienne une catastrophe (et ce peut être seulement une année mauvaise qui ne permet pas de payer le terme, une maladie qui fait mourir la vache ou tel autre incident de peu d’importance), survienne, une catastrophe et le découragement l’accompagne ; la misère que l’on côtoyait sans se plaindre apparaît dans toute son horreur, et l’homme se met à boire comme les autres. Rappelez-vous la lamentable histoire de Jérôme Crainquebille, marchand des quatre saisons ; encore un marchand des quatre saisons des rues de Paris peut-il passer pour un Rothschild à côté des habitants de nos chaumières bretonnes !

— Qu’il soit plus difficile aux pauvres d’éviter certains vices, je ne le nie pas, reprit M. Tacaud…

— Eh ! c’est la seule chose que je veuille dire, interrompit le médecin avec vivacité ; cela leur est trop difficile, parce qu’ils sont trop pauvres et c’est ce dont je me plains ; je suis furieux quand j’entends affirmer que ces malheureux méritent leur misère parce qu’ils la doivent à des vices abjects ; c’est leur misère qui a engendré leurs vices, et si ces vices sont dangereux pour la société, si ces vices jettent dans la circulation des fous et des criminels qui menacent la sécurité des bons bourgeois, tant pis pour les bons bourgeois qui ont supporté que tant de misère existât ; ils sont la cause première de tout le mal.

— Vous avez le droit de parler comme vous le faites, mon cher docteur, parce que vous avez répandu, trente ans, dans ces pauvres chaumières, les bienfaits de votre assistance désintéressée ; mais vous êtes un des seuls hommes qui aient ce droit. Parmi les bourgeois, la plupart trouvent tout naturel qu’il y ait des malheureux et évitent d’y penser, ou s’ils y pensent, c’est pour