Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/381

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mérite quand elle naît d’un assentiment trop rapide ou d’un examen superficiel. Il ne s’agit pas de savoir si vous avez entendu de bons discours ou des discussions bien menées. Meyer disait simplement qu’en France on se fait une idée vulgaire des mœurs politiques, et en cela il a raison. Comprenez-vous bien ? Tenez, par exemple : Clemenceau m’a envoyé son livre ; je l’ai lu avec soin, et, je puis le dire, avec profit. C’est le livre d’un homme sans expérience littéraire ; mais aucun critique de bonne foi ne pourrait lui refuser de la puissance, de l’ardeur, et une véritable noblesse de pensée. On m’a dit qu’il comptait réunir aussi ses discours, et j’attends cette publication avec impatience. Clemenceau est un homme que je tiens en haute estime. Eh bien ! Pourquoi a-t-il vu sa situation amoindrie de jour en jour, et maintenant presque annulée ? C’est l’effet de cette bassesse d’esprit dont parlait Meyer : on ne lui pardonnait pas, sitôt la séance terminée de penser à autre chose.

Meyer. — Et ce que vous dites de Clemenceau, serait aussi juste pour Barrès, par exemple.

Goethe. — Non, ce n’est pas tout à fait la même chose. Barrès a un grand talent, ce n’est pas douteux ; il a donné beaucoup et on peut attendre davantage. Mais il a eu ce tort, en entrant au Parlement, de paraître le dédaigner. Si légitime que fût ce dédain, il ne devait pas le laisser voir. Il s’exposait ainsi à cette réponse trop facile : Alors, que venez-vous faire ici ? Clemenceau n’a jamais commis cette faute ; il n’a pas confondu le dandysme politique et le mépris de la politique.

Meyer. — Vous avez raison, et pourtant il est difficile de ne pas excuser cette attitude. Comment ne pas se blesser du contact de tant de médiocrités ? Tout est médiocre, en France, dans les assemblées, et savez-vous depuis quand ? Depuis que les partis se sont désagrégés, et qu’il n’existe plus en dehors des assemblées, un monde politique discipliné et cohérent.

— Pour moi, répondit Goethe, je serais disposé à attribuer d’autres causes à la bassesse du monde politique français. Je ne suis pas tellement fâché que l’époque des Thiers ou des Guizot soit passée, et je ne regrette pas comme vous, Meyer, les intrigues et les coteries de ce temps-là : autant qu’il m’en souvient tout était aussi mesquin et aussi déplorable qu’à présent. Non, cela tient au caractère même des Français : ils sont admirables dans les crises violentes et dans les moments d’exaltation ; il n’y a guère de révolution et de cataclysme où ils ne se soient montrés égaux à eux-mêmes. Mais, dans le train ordinaire de la vie publique, on retrouve nécessairement leur légèreté, leur manque d’ouverture, l’éternelle incapacité d’admettre ce qu’on ne leur a pas enseigné dès l’école. C’est vraiment le peuple le moins élégant, ou, plutôt, celui qui se défie le plus de l’élégance. Regardez les Anglais, un peuple grave, sévère, moral, qui n’aime ni les à peu près, ni les vaudevilles sur l’adultère (sic) ; eh bien ! une carrière comme celle de Disraeli, qui a été si éclatante chez eux, eût été radicalement impossible en France ; Disraeli a eu de la réputation avant d’avoir du talent ; vous savez pourquoi, parce qu’il était d’une beauté