Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/383

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développer alors logiquement, selon les différents aspects que l’on a choisis. Car il s’agit d’arriver à l’épanouissement le plus complet, mais aussi le plus moral de soi-même.

Tout cela nous paraît simple, évident, et nous vivons selon cette règle ; sans doute, en France, pourrait-on s’accorder avec nous là-dessus ; ils conviendraient qu’en théorie notre méthode est la bonne ; mais, pratiquement, leur société repose sur des principes diamétralement opposés. Ils s’imaginent que chaque homme a une faculté dominante, une vocation ; on y obéit, on choisit son métier ; et, son choix fait, on n’est plus bon pour autre chose. C’est un classement définitif. Jacques est horloger, il est impuissant à former une idée abstraite ; en revanche, M. Paul Janet, étant philosophe de profession, devra nécessairement concevoir des systèmes d’une grande profondeur ; leur beauté est garantie par l’ordre social ; et toute réserve à leur égard serait accueillie par la mauvaise humeur générale. Chaque homme a ainsi bon gré mal gré une compétence qu’on lui reconnaît, dans l’exercice de laquelle on le protège, mais à condition qu’il ne cherche pas à en sortir. On est spécialisé, enfermé dans sa spécialité. Il en est ainsi en politique, vous êtes député ; nous ne permettrons à personne de vous déclarer sot ou incapable ; mais gare à vous si vous composez deux actes en vers…

… J’ai beaucoup de peine, dit encore Goethe, beaucoup de tristesse, à songer qu’une grande nation n’a pu se dégager encore d’une habitude d’esprit si basse. Voilà donc où en restent tant d’hommes sincères, instruits, loyalement désireux de vivre selon le bien. Pourtant la vie n’est pas une grande route ; il ne s’agit pas de baisser la tête et de marcher droit devant soi. Nous n’avons pas tous les mêmes buts, et bien souvent nous nous trompons de chemin. Que penser d’une société qui nous impose un sentier toujours le même, et qui nous défend de revenir sur nos pas ? Pour moi, j’ai été bien des choses dans ma vie, et même ministre ; il n’y a pas une heure et pas un désir que je voudrais retrancher de ma mémoire. Oui, en vérité, j’ai été ministre de Weimar et en même temps directeur du théâtre, et j’achevais à la fois vers cette époque le Premier Faust et la Théorie des couleurs. J’aurais même bien volontiers acheté le tableau de Peel, mais l’Etat et moi réunis nous n’eussions pas été assez riches.

(Appartient à M. Stéphane Natanson.)