Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/260

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de notre vie ordinaire que nous éprouvons des difficultés extrêmes à les concevoir tout d’abord. Moi-même, j’ai difficilement compris que notre soleil pût faire partie de la voie lactée, comme je l’ai lu dans un livre récent. La terre est ici à mes pieds, tranquillement endormie, et j’aperçois la voie lactée traîner sa poussière d’étoiles au plus profond de la voûte des cieux. L’idée de l’espace, telle que nous en usons tous les jours, ne suffit pas à nous faire concevoir les vérités de l’astronomie, et surtout notre orgueil d’hommes en est trop vivement blessé. Voyez un peu quelle place nous tiendrions dans l’harmonie du monde visible ! Près du soleil, nous ne sommes qu’une planète dérisoire, mendiant un peu de sa chaleur. Et le soleil lui-même ne brille pas plus dans le ciel que la plus simple de ces étoiles amoncelées qui descendent en traînée laiteuse jusqu’à l’horizon.

Schiller répétait souvent que l’homme se transformerait peu à peu jusqu’en son cœur même s’il consentait seulement à regarder le ciel chaque nuit. Il aurait voulu que nos pensées et notre manière d’envisager la vie pussent s’imprégner ainsi de l’idée de l’Infini ; et il est vrai que le sentiment de l’Infini sourd lentement dans notre cœur de la contemplation des étoiles. Mais c’est un sentiment passager, car la vérité gravée le plus profondément dans l’esprit des hommes, c’est que le monde n’existe que pour eux, et que même ils sont le monde à eux seuls. Nous savons que notre terre tourne autour du soleil : nous savons aussi que les mondes visibles sont infinis, et qu’il y a encore, par delà les limites visibles du ciel, une infinité de mondes possibles. Nous savons cela, mais nous ne le croyons pas ; et surtout nous agissons comme si nous l’avions toujours ignoré. Ce sont des vérités aussi vides que des chiffres, aussi inefficaces sur notre vie. Le professeur d’astronomie passe sa nuit à contempler le ciel dans sa lunette, et le lendemain il songe comme les autres à son avancement ou à sa croix. Je répondais à Schiller que l’homme, désormais, est pour toujours enfermé sur terre. Depuis trop longtemps nous défendons à notre pensée de franchir l’atmosphère terrestre, et maintenant nos ailes ne savent plus voler !

Il serait absurde de prétendre humilier les hommes par l’immensité de l’univers : c’est une immensité dont ils participent. Mais une pitié profonde me saisit, parfois, quand je les vois emprisonnés dans leur terre comme dans une maison fermée. N’entendez-vous pas ce que nous disent les étoiles ? Elles nous répètent que nous ne sommes pas seuls dans le monde, que la terre n’est pas une maison close, mais que nous sommes liés aussi étroitement au plus lointain de ces astres qu’une cellule à une autre cellule de notre corps. Nous participons à la même vie que ni Véga, ni l’Ourse, ni la Terre ne saurait assurer seule, mais qui serait imparfaite sans le plus petit bourgeon de ce tilleul. C’est une vérité que les hommes possédaient autrefois, mais maintenant ils l’ont oubliée. Les pâtres de Chaldée avaient une connaissance plus vraie et plus religieuse de l’univers que nos savants et nos théologiens. Tandis que leurs troupeaux dormaient, ils regardaient obstinément les étoiles ; ils comprenaient qu’à contempler le ciel ou à s’examiner soi-même,