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Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/262

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réalité que dans l’univers, que nous n’existons nous-même, nous, les individus, que comme un écho atténué de la beauté infinie des choses.

Goethe dit encore : Il n’y a pas pour l’homme sincère et religieux, de spectacle plus doux, plus rassurant, que cette harmonie multiple du ciel. Je n’ai jamais compris la terreur tragique de Pascal devant le ciel étoilé. Pourquoi s’effrayait-il de son silence ? Les espaces infinis ne sont jamais silencieux. N’entendez-vous pas battre là-haut comme les pulsations d’un sang rapide ? Le profond battement de la vie du monde me parvient aussi clairement que les sons humains. Si la contemplation de l’infini décourage la plupart des hommes, ce n’est pas par l’anxiété du mystère ; mais plutôt ils sentent confusément combien leur âme paraîtrait basse éclairée à cette lumière-là. La pensée de l’infini peut opprimer leur orgueil ; mais elle consolerait leurs souffrances. Quand on souffre il faut lever la tête pour se rappeler quelle place on tient dans l’univers. « C’est parce que nous songeons à nous que nous sommes tristes et malades. » Songeons au monde, regardons les étoiles qui sont les symboles lumineux et nocturnes de l’être infini.

— Il se fait tard, dit Ottilie. Le vent devient frais ; peut-être ne serait-il pas sage de rester sur la terrasse plus longtemps. Mais Goethe tenait ses yeux fixés sur les rues obscures et silencieuses : les lanternes des carrefours et des places publiques éclairaient seules le faubourg, mais d’une lumière si douce qu’elles semblaient exprimer elles aussi la paix, la confiance d’une ville endormie, la sécurité du sommeil profond. On entendait distinctement le pas des veilleurs de nuit. L’horloge de la cathédrale sonna, et les vibrations se prolongèrent longuement dans l’air pur. Aucun spectacle de la nature ne m’avait inspiré si spontanément des pensées pieuses, et mon cœur éleva vers le Créateur un cantique de reconnaissance. Mais Goethe s’écria avec colère : Comprenez-vous pourquoi ils dorment tous si tranquilles ?

Ils sont certains que demain, malgré tout, le soleil se lèvera encore, et qu’il se lèvera pour eux, exprès pour eux, pour qu’ils puissent retourner à l’atelier ou à la boutique. Tout à l’heure ils regardaient le ciel ; peut-être même disaient-ils : vois comme les étoiles sont belles. Mais la leçon éternelle qui s’inscrit là-haut chaque nuit, ils ne l’ont ni comprise, ni même lue. Les plus pieux ont loué le Seigneur d’avoir créé cette voûte de nuit et de lumière pour le repos de leurs yeux. Mais sentaient-ils que le plus incertain de ces mondes est aussi bien le monde que notre terre, que la vie diffuse là-haut vaut notre vie ? Cette pensée devrait être la vraie prière de l’homme. Mais nous sommes distraits ; nous oublions. Et Goethe, penché contre la rampe de la terrasse me semblait étendre sur la ville un geste de malédictions : Puisque tu as prié sans comprendre, Terre, dors maintenant sans te souvenir. Ta pauvre vie d’un jour t’a lassée. Endors-toi ; repose-toi jusqu’au réveil prochain de l’aube, fille ingrate du soleil.

(Appartient à une princesse.)