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Page:La Revue blanche, t9, 1895.djvu/99

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La Bicyclette


Trois mots célèbres, modifiés, à peine conteraient ses destinées : Hier, qu’était-elle ? Rien. Qu’est-elle aujourd’hui ? Quelque chose. Que sera-t-elle demain ? Davantage.

Son royaume en formation s’étend tous les jours. Elle est de tous les mondes : le grand, le moyen et le petit. Il n’est frontière pour l’arrêter, principauté où elle ne compte un sujet, retraite où elle ne pénètre. Elle est entrée dans la boutique, dans l’atelier et sinon dans le salon, du moins dans l’antichambre.

Elle a franchi le seuil des plus sévères maisons et des meilleures. Elle a subjugué la plus capricieuse, la plus mobile des puissances, la mode. Elle a tenté la femme. La Faculté l’ordonne ; le percepteur la poursuit.

Elle a ses fidèles et ses infidèles, ses adorateurs et ses détracteurs. Elle a ses gloires, ses deuils, sa tradition. Elle a enfin sa presse spéciale, une presse multicolore où se reflètent ses qualités et ses défauts, les défauts et les qualités de la jeunesse.

C’est qu’en effet, la vélocipédie n’est encore qu’adolescente. Je parle de sa période historique. La période antérieure, celle des origines premières, est obscure. Des érudits et des archéologues auraient reconnu, incrustées sur des bas-reliefs babyloniens ou sur des pharaoniques hypogées, des formes étranges d’homme glissant sur des roues, de suggestives images annonçant la silhouette du Cycle. De loin en loin, on retrouverait la trace de l’idée propagée à travers les âges, transmise de race en race, de génération en génération pour s’épanouir en cette fin de siècle.

La vérité est que si l’on remonte de trente ans seulement en arrière, l’ombre commence avec la légende.

Nous savons qu’aux alentours de 1820, un appareil singulier circulait à Munich ou à Carsruhe. Deux roues que reliait par le haut une barre transversale ; sur cette barre, une selle ; sur cette selle, un cavalier qui progressait en frappant le sol d’un mouvement rythmique des pieds : c’était la draisienne, — du nom de l’inventeur, le baron Drais — qui partait pour son tour d’Europe. Elle cheminait à petites étapes. On la raillait plus qu’on ne la louait ; on la remarquait ; elle, indifférente, suivait sa voie prédestinée. Elle passa la frontière. Un beau jour elle faisait halte à Paris… C’est là qu’eut lieu l’événement décisif ; sa rencontre avec les Michaux, père et fils.

Ils s’éprirent de l’étrangère et ils lui firent don d’un talisman