Page:La Revue bleue, 48e année, 1er semestre, 1910.djvu/563

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gueilleuse. Or, l’orgueil est un des sept péchés capitaux et, aux yeux de tous les professeurs-prêtres, source de tous les vices. La Muse est femme aux séductions dangereuses et sœur de la luxure. Elle ne pénètre que subrepticement dans les enceintes pieuses. On la reconnaît de loin à son parfum et à son air « du siècle » inquiétant pour l’esprit prompt et la chair faible des aspirants au sacerdoce. Passe encore, si on lui mettait un vêtement orthodoxe, si on la faisait servir à la plus grande gloire de Dieu. Mais Moreau ne s’avise-t-il pas aussitôt d’être un poète satirique !

Un jour que M. de Cosnac, l’évêque de Meaux, visite la maison, quelqu’un tourne en son honneur un compliment en pompeux alexandrins. Moreau n’estime pas la pièce à son goût. Il écrit, en protestation, deux petites strophes alertes et frondeuses qui, clandestinement, font la joie des élèves de l’établissement :


Connaissez-vous Monsieur l’abbé,
Savant depuis A jusqu’à B ?
À rimer il s’amuse ;
Eh bien !
La mémoire est sa muse…
Vous m’entendez bien.

Ses discours ab hoc et ab hac
Enchantent Monsieur de Cosnac ;
Un sot dit la satire,
Eh bien !
Voit plus sot qui l’admire…
Vous m’entendez bien.


Impardonnable faute ! Ce n’est pas tout de rire. Et l’autorité, et le respect et la sainte discipline ! On ne badine pas avec les évêques ! De tels vers dénoncent une nature bien insubordonnée. Les abbés durent gravement, je suppose, discuter la question de savoir, si Moreau avait la vocation. Il était déjà suspect comme enfant naturel, ce qu’on n’ignorait pas, bien sûr. Le Conseil s’accorda donc à reconnaître, que le jeune poète manquait absolument de « l’esprit de la maison ». Moreau lui-même en convint, non sans fanfaronnade, ainsi qu’il sied à une âme ardente et fière. Sur quoi, ses maîtres eurent probablement scrupule de conserver dans le troupeau soumis des petits séminaristes : « la brebis galeuse » qui rapportait, après chaque vacance, de Provins et de Champbenoît, l’odeur païenne et panthéiste de la libre nature et qui sait ? des rêveries amoureuses. Il était préférable toutefois de ne pas faire d’esclandre. Si Moreau « se conformait extérieurement à la règle », on agirait en douceur, la suspicion à son endroit se ferait indulgente, il achèverait ses études… Tant et si bien qu’il y eut, après la rhétorique, divorce par consentement mutuel : le jeune homme n’alla pas plus avant. Hypothèses, mais hypothèses infiniment vraisemblables pour qui connaît le système d’éducation en usage dans les écoles de ce genre.

Il est une autre conjecture qu’il faut émettre, Hégésippe Moreau a écrit encore dans Diogène

Je suais à traîner les plis du noir manteau.
Le camail me brûlait comme un san-benito.
Regrettant mon enfance et ma libre misère,
J’égrenais, dans l’ennui, mes jours comme un rosaire.
Oh ! quand des peupliers, long rideau du dortoir,
Par la fenêtre ouverte à la brise du soir.
Comme un store mouvant rafraîchissaient mon cœur,
Je croyais m’éveiller au souffle d’une bouche :
Devant le Crucifix et le saint bénitier,
Profane ! j’enviais le sort d’Alain Chartier
Et quand le mois de mai, pour la reine des vierges,
Faisait neiger les lis et rayonner les cierges.


il implorait Dieu, comme il le dit ailleurs, dans une chanson ironique et vive, de lui donner « une maîtresse ou deux. »

Ces vers-là sont beaux, les plus beaux de Diogène qui est un morceau hâtif et inégal. Il ne s’ensuit pas qu’ils soient tout à fait exacts. On ne voit nulle part — et l’un des mieux informés parmi les biographes d’Hégésippe Moreau et l’un de ceux qui eurent entre les mains les documents les plus authentiques, M. Vallery-Radot[1], ne fait aucune allusion à ce sujet — que Moreau ait porté, comme il l’insinue, « l’habit noir. » La pièce est de 1833, à une heure où, selon la mode du temps, il était de bon ton de passer pour anticlérical et forcené « mangeur de curés », voire défroqué. Va-t-on là-dessus accuser le poète de nous tromper et d’avoir gratuitement accusé ses anciens maîtres de l’avoir plus longtemps qu’il ne voulut retenu dans l’obédience ? Il déplaît de surprendre ce sincère en flagrant délit de mensonge. Il est plus légitime de penser qu’au séminaire d’Avon, comme ailleurs, c’était une coutume chez les rhétoriciens, de revêtir, le dimanche, en manière d’apprentissage et d’honneur, la soutane. Cette opinion, du moins, a l’appréciable avantage de concilier l’assertion des vers et la tradition.

De son passage au séminaire il restera pour Moreau une sorte d’emprise du sentiment religieux et l’émotion chrétienne qui, mieux que certains cris de révolte et accès de colère, saura lui inspirer des accents profonds et inentendus. C’est déjà quelque chose. Peut-être aurait-il été, sans cela, incapable d’écrire et À mon âme et mieux Un quart d’heure de dévotion.

II

À n’en point douter, Mme Favier fut fort contrariée en voyant échouer, au seuil de leur réalisation, tant de beaux projets qu’elle avait formés. Tout était à recommencer ! Et quelle situation sociale essayer


  1. Œuvres complètes d’Hégésippe Moreau, introduction par r. vallery-radot, 2 vol.