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Page:La Revue bleue, Tome 19, 1903-01-01 1903-06-30.djvu/46

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caractère des personnes qui les habitent : et la chambre de la clinique n’avait aucune odeur. Médecins et étudiants étaient toujours pleins d’attention et de prévenance pour lui ; ils plaisantaient avec lui, lui tapaient sur l’épaule, le consolaient ; mais, dès qu’ils l’avaient quitté, Laurent Petrovich recommençait aussitôt à songer qu’il était en route pour quelque grand voyage mystérieux, et que ces médecins et ces étudiants étaient des conducteurs, chargés de l’escorter jusqu’au bout de ce voyage. Ils avaient escorté déjà des milliers de voyageurs, de la même façon ; et, sous toutes leurs bonnes paroles, il devinait qu’ils s’inquiétaient surtout de savoir si son billet était bien en règle. Et plus eux et les autres s’occupaient de son corps, plus lui paraissait profonde et terrible la solitude de son âme.

— Quel jour reçoit-on les visites, ici ? — demanda Laurent Petrovitch à l’infirmière. Il parlait en petites phrases courtes, sans regarder ceux à qui il s’adressait.

— Le dimanche et le jeudi. Mais en demandant au médecin-chef, on peut aussi recevoir des visites les autres jours, répondit l’infirmière, qui aimait à causer.

— Et ne pourrais-je pas obtenir que personne n’eût le droit de venir me voir ?

L’infirmière, étonnée, répondit que la chose était possible ; et cette réponse fit manifestement grand plaisir au malade. Toute cette journée-là, il se sentit un peu plus gai. Et, bien que son contentement ne le rendît pas plus bavard, c’est de meilleure humeur et avec plus de complaisance qu’il écouta ce que lui racontait gaiement, bruyamment, infatigablement, son voisin de lit, le diacre Philippe.

Ce diacre venait du gouvernement de Tanbov. Il était entré à la clinique deux jours seulement avant Laurent Petrovitch ; mais déjà il avait fait connaissance avec tous les habitants des cinq chambres du premier étage. Il était de petite taille, et si maigre que, quand il était sa chemise, pour la visite, on voyait saillir toutes ses côtes ; son frêle petit corps, blanc et propre, ressemblait au corps d’un enfant de dix ans. Il avait des cheveux épais, longs, d’un blond grisonnant, et qui frisaient aux extrémités. Son tout petit visage bruni, aux traits réguliers, ressortait comme dans un cadre trop grand. Et c’était même cette analogie de son visage avec les sombres et sèches figures des vieux portraits qui avait d’abord amené l’infirmier physionomiste à ranger le diacre dans la catégorie des tempéraments sévères et difficiles à vivre. Mais, dès le premier entretien, il avait dû reconnaître la fausseté de son diagnostic. Le « père diacre », comme tout le monde l’appelait, était le meilleur enfant de la terre. Volontiers, et avec une franchise parfaite, il parlait à tous de lui-même, de sa famille, de ses connaissances ; et à interroger les autres sur tout cela il mettait une curiosité si ingénue, que tous lui répondaient avec une franchise pareille. Lorsque quelqu’un éternuait, la voix joyeuse du père diacre criait, de loin :

— A vos souhaits ! Que Dieu vous bénisse !

Personne ne venait le voir, et il était très gravement malade ; mais il ne se sentait nullement seul, s’étant lié non seulement avec tous les malades, mais encore avec leurs visiteurs. Au reste, il ne connaissait pas l’ennui. Plusieurs fois par jour, il souhaitait aux malades une prompte guérison ; aux bien portants il souhaitait l’accomplissement de tous leurs désirs ; et il n’y avait personne à qui il ne trouvât quelque chose de bon et d’agréable à dire. Tous les matins, il saluait chacun de ses compagnons en particulier ; et, quel que fût le temps au dehors, jamais il ne manquait d’affirmer qu’on allait avoir une journée charmante. Il riait constamment, d’un rire silencieux et jovial. Et il remerciait tout le monde, souvent sans que l’on pût deviner de quoi. C’est ainsi que, la première fois, après le goûter, il remercia Laurent Petrovitch de lui avoir tenu compagnie.

— Et le fait est que, à nous deux, nous venons d’avaler une bonne petite ration de thé, n’est-ce pas, petit père ? dit-il, bien que Laurent Petrovitch prît son thé à part, et ne fût point d’humeur à gratifier personne de sa compagnie.

Il était très fier de sa dignité de diacre, qu’il n’avait acquise que depuis trois ans, ayant été jusque là un simple chantre. Mais il paraissait plus fier encore de la taille exceptionnelle de sa femme.

— Ma femme, ah ! si vous voyiez comme elle est grande ! disait-il orgueilleusement à tous ses interlocuteurs. Et les enfants, tous comme elle !

Tout ce qu’il voyait, dans la clinique, — la propreté, l’ordre, la complaisance des médecins, les fleurs dans le corridor, — tout l’enthousiasmait. Et, tantôt riant, tantôt faisant un signe de croix devant l’image sainte, il s’épanchait de ses sentiments devant le taciturne Laurent Petrovitch ; et, quand les mots lui manquaient, il s’écriait :

— Que Dieu vous bénisse ! Aussi vrai que je vis, que Dieu vous bénisse !

Le troisième habitant de la chambre était un jeune étudiant, brun et barbu, Torbetsky. Celui-là ne se levait presque pas de son lit ; et, tous les jours, il recevait la visite d’une grande jeune fille aux yeux modestement baissés, mais d’ailleurs pleine d’aisance et de légèreté dans ses mouvements. Serrée dans son manteau noir, qui lui allait à ravir, elle franchissait rapidement le corridor, s’asseyait près du lit de l’étudiant, et y restait jusqu’à quatre heures, où, d’après le règlement, devaient cesser les