Aller au contenu

Page:La Revue bleue, série 3, tome 8, 1884.djvu/684

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et la peau. La douleur causa à l’homme un paroxysme de rage. Il s’arracha des mains des gardiens et son corps nu roula sur les dalles de pierre. Il croyait qu’on lui coupait la tête, essayait de crier et ne pouvait pas.

On le porta évanoui sur un lit de camp, où il tomba, sans avoir repris ses sens, dans un sommeil de plomb.

II

Il ne s’éveilla qu’au milieu de la nuit. Tout était tranquille. On entendait la respiration des malades couchés dans la pièce à côté. À quelque distance, un fou enfermé dans la chambre noire causait avec lui-même d’une voix singulière et monotone. Au-dessus, à l’étage des femmes, un contralto enroué chantait une chanson bizarre. L’homme écoutait tous ces sons. Il éprouvait une faiblesse extrême et était comme moulu de tout le corps. Son cou lui faisait grand mal.

« Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? » se demanda-t-il. Et soudain il se rappela avec une netteté extraordinaire tout ce qui lui était arrivé depuis un mois ; il comprit qu’il était malade et quelle était sa maladie. Tout ce qu’il avait fait, dit et pensé pendant ce mois revint à sa mémoire, et il en eut des frémissements qui agitèrent tout son corps. « Dieu merci ! c’est fini… c’est fini ! », murmura-t-il, et il se rendormit.

La fenêtre de sa chambre était ouverte. Elle était garnie de barreaux de fer et donnait sur un étroit passage séparant les bâtiments du mur d’enceinte. Personne ne passait jamais là, et le passage s’était rempli d’une épaisse végétation de broussailles et d’arbustes que dominait la haute muraille sombre de l’enceinte. Au-dessus de la muraille, les arbres du jardin baignaient leurs cimes dans la brillante lumière de la lune dont les rayons venaient tomber jusqu’au fond de la chambre, éclairant une partie du lit et le visage pâle du malade. En ce moment, il n’avait rien du fou. C’était le lourd sommeil de l’homme harassé de fatigue, le sommeil sans rêves, sans un mouvement et avec une respiration presque insensible.

Le lendemain, comme il venait d’ouvrir les yeux, le médecin entra.

— Comment vous trouvez-vous ?

— Parfaitement bien, répondit l’homme en sautant à bas de son lit et en prenant sa robe de chambre. Admirablement. Il n’y a que ça… (il indiquait sa nuque). Le cou me fait si mal que je ne peux pas le remuer ; mais ce n’est rien. Pourvu qu’on comprenne, tout va bien ; et je comprends.

— Vous savez où vous êtes ?

— Certainement, docteur. Je suis dans une maison de fous ; mais, si on comprend, ça ne fait rien du tout. C’est absolument indifférent.

Le médecin le regardait fixement. Sa figure à la barbe bien peignée restait immobile et impénétrable ; ses yeux bleus regardaient tranquillement à travers ses lunettes d’or. Il observait.

— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? reprit l’homme. Vous ne verrez pas ce que j’ai dans l’esprit, et moi, je lis clairement dans le vôtre. Pourquoi faites-vous ce que vous faites ? Pourquoi enfermez-vous ici cette foule de malheureux ? À quoi sert de les tourmenter ainsi ? Quand l’homme est parvenu au point où l’âme est remplie par une grande idée, une idée générale, peu lui importe où il vit et ce qu’il éprouve. Peu lui importe même de vivre ou non. N’est-ce pas vrai ?

— Peut-être, répondit le médecin en s’asseyant dans un coin de la chambre de façon à examiner le malade, qui allait et venait de long en large à pas précipités, faisant claquer ses grandes pantoufles de cuir et voltiger les pans de sa robe de chambre à raies rouges et à bouquets de fleurs.

L’aide-chirurgien et le surveillant qui accompagnaient le docteur se tenaient debout à la porte.

— Et je tiens l’idée ! cria le fou. Et quand je l’ai découverte, je me suis senti renaître. Les sensations sont devenues plus vives ; mon cerveau travaille comme il n’avait jamais fait. Ce que je n’atteignais autrefois que par la longue route du syllogisme et de l’hypothèse, je le sais maintenant par l’instinct. J’ai complété ce que la philosophie n’avait fait qu’élaborer. Je sens et j’éprouve que le temps et l’espace ne sont que des fictions ! Je vis dans tous les siècles. Je vis en dehors de l’espace, partout ou nulle part, comme il vous plaira. C’est pour cela qu’il m’est absolument indifférent que vous me teniez renfermé ici ou que vous me lâchiez. J’ai remarqué que plusieurs des personnes qui sont ici sont dans mon cas ; mais, pour les autres, c’est une situation affreuse. Pourquoi ne les lâchez-vous pas ? À quoi sert…

— Vous avez dit, interrompit le docteur en tirant sa montre, que vous viviez en dehors du temps et de l’espace. Pourtant, comment nier qu’il est dix heures et demie et que nous sommes le 6 mai 18… ?

— Qu’est-ce que cela fait ! Puisque tout m’est égal, est-ce que ça ne veut pas dire que moi, je suis partout et toujours ?

— Logique bizarre ! dit le docteur en se levant. Vous avez peut-être raison. Au revoir. Voulez-vous un cigare ?

— Je veux bien et vous remercie.

Il s’arrêta, prit le cigare et en coupa le bout avec les dents d’un mouvement nerveux.

— Cela aide à penser, reprit-il. Bonsoir, docteur.

Le médecin continua sa ronde. Demeuré seul, l’homme continua à marcher par saccades d’un angle de la chambre à l’autre. On lui apporta du thé. Il vida le grand gobelet en deux traits, sans s’asseoir, et avala presque d’une bouchée le gros morceau de pain blanc. Il sortit ensuite de sa chambre, et pendant plusieurs heures, sans jamais s’arrêter, il fit la navette, de son