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Page:La Revue bleue, série 4, tome 15, 1901.djvu/293

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M. BERNARD-LAVERGNE. — CONTRADICTIONS DANS LE COLLECTIVISME.

où toutes les fonctions sont hiérarchisées ; où chaque fonction est assignée à chacun par des chefs obéis, sans que la liberté individuelle de choisir son emploi soit atteinte. Que la foi accepte ces contradictions ou que la passion révolutionnaire s’en empare, soit ! Du ne discute ni avec la foi ni avec les violences de l’esprit de parti ; mais que la raison y consente, c’est ce qui me confond.

Certains indices montrent bien le malaise que font éprouver aux doctrinaires du parti les contradictions du système : ils se séparent sur bien des points.

Il y a d’abord les partisans de la méthode successive qui veulent recueillir, au fur et à mesure qu’ils se présentent dans la société actuelle, les organismes susceptibles d’être enchâssés plus tard dans le collectivisme, tels que les monopoles existant sur les tabacs, les poudres, les allumettes, auxquels pourraient facilement s’ajouter les chemins de fer, les sociétés coopératives de production et même de consommation : ce sont les économistes.

Il y a ensuite ceux qui repoussent tout emprunt à l’état de choses présent, toute amélioration partielle, et veulent l’entrée en bloc dans le collectivisme. Ce sont les politiques. Parmi eux, distinguons l’auteur d’un livre nouveau, M. Deslinières[1], qui entend que le même jour et à la même heure le collectivisme soit substitué partout à la vieille société. Il faut donc, pour que le régime collectiviste puisse être fondé, qu’il soit substitué à la société actuelle dès le lendemain de l’occupation du pouvoir. Il est vrai qu’il admet qu’auparavant, l’éducation générale aura été faite par des conférences. C’est beaucoup compter sur la puissance de conversion attribuée à ces conférences. Ce qu’elles produisent aujourd’hui n’est pas de nature à rassurer sur l’effet universel que l’on escompte. Ce brusque passage, du soir au lendemain, du régime bourgeois au régime collectiviste pour toute une nation, — nous pourrions dire de l’humanité tout entière, car le système embrasse l’univers, mais la nation est assez grosse pour une première bouchée, — en conçoit-on la possibilité ?

Il n’y a, ce nous semble, que deux hypothèses pour expliquer l’adhésion à la théorie du bloc. Ou bien on veut laisser toute sa fraîcheur et toute sa force à la révolution sur laquelle comptent les amis de M. Jules Guesde, ou bien l’on craint que les organismes empruntés à la société actuelle n’arrêtent le mouvement socialiste.

Comment expliquer autrement l’ostracisme, dont on frappe les sociétés coopératives de production qu’il serait plus naturel de considérer comme les embryons des organisations collectivistes ? N’est-ce pas par la crainte qu’arrivée à ce point, la société nouvelle ne veuille s’y tenir au lieu de s’engager dans les steppes inconnus du collectivisme ? Rendons justice à ceux qui ont cette crainte : elle est justifiée. La société coopérative de production est un organisme très rationnel ; il a sa place toute naturelle dans l’état présent, ne menace aucune institution régnante il est parfaitement adopté par la démocratie.

Mais il existe bien d’autres points d’opposition entre les théoriciens du collectivisme. Les données les plus essentielles du système, celles que l’on avait toujours présentées jusqu’ici comme formant ses assises, sont contestées et niées au sein même de l’aréopage socialiste. Ainsi M. Sarrante, dans un article très remarquable de la Revue socialiste demande nettement à ceux qui affirment que le socialisme ne laissera pas un seul citoyen sans nourriture, d’où l’on tirerait le surplus nécessaire, et il conclut carrément : « On ne saurait compter avec cet optimisme qui tient delà chimère. »

Unie également que l’attribution à chacun des fonctions individuelles par une commission élue puisse s’accorder avec le libre choix de chacun. Il fait remarquer que ce choix suppose dans l’État une grande autorité entraînant une responsabilité formidable, et montre que la liberté des citoyens sera fort exposée. « N’est-il pas infiniment probable que cette responsabilité générale doive entraîner après elle une autorité sans limites et que l’absence de responsabilité individuelle doive avoir pour corollaire la privation de la liberté ? »

Et dans l’énumération de ces libertés, l’auteur comprend la famille elle-même et prétend que la liberté de procréation pourra être menacée. Ainsi s’écroulent, ébranlés par ses fidèles eux-mêmes, les deux étais du système : nourriture pour tous et libre choix de son travail.

A côté des objections soulevées par les collectivistes eux-mêmes, on pourrait placer les concessions qu’on ne faisait pas d’abord, que la critique a arrachées aux docteurs et qui arrivent à démolir le système pièce à pièce. Ainsi l’héritage, repoussé d’abord, admis aujourd’hui, non par M. Sarrante qui continue à le proscrire, mais par M. Deslinières ; ainsi l’indemnité, allant jusqu’à la concession, à un ex-propriétaire de la terre qu’il possédait.

Où conduira cette indemnité, l’a-t-on vu ? Si elle est autre chose qu’un leurre, elle sera proportionnelle à la valeur enlevée et maintiendra ainsi l’inégalité des fortunes. Quel tissu de contradictions ! On le voit, ce n’est plus seulement entre les politiques révolutionnaires et les économistes que la division

  1. L’application du système collectiviste, avec une préface, par Jaurès. Paris, 8, passage Choiseul.