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Page:La Revue bleue, série 4, tome 15, 1901.djvu/295

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M. BERNARD-LAVERGNE. — CONTRADICTIONS DANS LE COLLECTIVISME.

réclame M. Sarrante ? « Syndicats, coopérations, lois ouvrières », et il dit encore :

« Notre société n’est plus l’organisation de la toute-puissance du capital mais un compromis entre les diverses forces qui s’y combattent. La loi devient un compromis entre les intérêts en lutte… Par les libertés qu’elle confère aux travailleurs, la socialisation accélère sa marche progressive. L’expropriation capitaliste se poursuit par la législation ouvrière qui est une mutilation des privilèges du capital, une restriction permanente du droit d’user et d’abuser. L’organisation syndicale activera l’expropriation. Par l’augmentation des salaires et la réduction des heures de travail, les ouvriers organisés auront la main sur une part de plus en plus grande de la propriété utile, et diminuant la part du capitaliste, ne lui abandonneront de plus en plus qu’une sorte de « domaine éminent ». La plainte que « patron n’est plus maître chez lui » prouve que la propriété devient un mythe.

Dans cette analyse profonde des pertes successives du capital, M. Sacrante oublie la diminution de l’intérêt.

On le voit donc, la plupart des réformes que l’auteur attribue au socialisme peuvent être à bon droit revendiquées par la démocratie, tout ce qu’il y a de bon, répétons-le. Ainsi, la démocratie n’a jamais soutenu qu’il ne pourrait y avoir aucune modification dans la forme de la propriété : la propriété par actions en est bien une ; la coopération, les sociétés de production coopératives peuvent bien se réclamer delà démocratie ; ainsi de toutes les modifications qui ont la justice à leur base.

Fort bien, nous diront peut-être les socialistes : appelez démocratie progressive ce que nous appelons socialisme, nous ne tenons pas au mot pourvu que vous nous donniez la chose. Nous répondons : Non ! car vous avez dans le programme collectiviste des choses que la démocratie ne peut comprendre, des choses que la justice ne peut légitimer ; le dépouillement de la propriété privée. Vous avez beau restreindre ses privilèges, vous n’en enlèverez pas l’essence qui consiste dans la libre disposition. Il restera au socialisme tout l’absurde que vous rêvez : nourriture pour tous, substitution du commandement d’autrui à la libre volonté de chacun, acquiescement universel & celle sujétion.

Voilà ce que l’on peut répondre, croyons-nous, aux socialistes qui font de la doctrine, qui veulent raisonner, aux intellectuels du parti. Mais à côté des intellectuels, il y a les apôtres qui procèdent de la foi et avec lesquels il n’y a point à chercher à s’entendre. Ceux-ci, — faisons-leur la part de leur mérite comme de leur responsabilité, — profondément émus des souffrances des déshérités, le cœur touché parle spectacle des inégalités sociales, poussés par un instinct de pitié qui brave toutes les impossibilités pratiques, n’écoutent et ne suivent que leur idéal. Ce sont, les plus dangereux, les seuls dangereux : car s’ils sont éloquents, ce sont eux les vrais entraîneurs des foules, les seuls capables de réveiller dans l’âme des paysans et des ouvriers ignorants les instincts endormis de haine et de convoitise. Et ils n’y manquent point. Et s’ils sont incapables de conduire les masses à la terre promise, ils peuvent parfaitement les amener à une révolution. Ils sont les complices, inconscients ou non, en tout cas les auxiliaires les plus utiles de ceux qui appellent et préparent un bouleversement général.

Il nous a paru intéressant de voir quels conseils donnerait aux enthousiastes, aux orateurs apôtres, l’auteur de cette remarquable étude critique. Les pousserait-il à abandonner leur doctrine simpliste basée sur la thèse unique de la question de la nourriture, sur la sécurité du lendemain et sur la lutte de classes ? Nous le regardions, ce sage et salutaire conseil, comme la conséquence des idées soutenues. Notre attente a été déçue.

« On ne peut exiger d’un parti en lutte une appréciation froide et tranquille de la réalité : ce serait lui enlever sa force et son élan. C’est par la croyance enthousiaste et non par les formulations scientifiques que se réalise le progrès social. »

Ainsi l’auteur encourage la propagande révolutionnaire dont il a démontré la fausseté. Veut-il se faire pardonner les coups qu’il a portés par sa savante critique au socialisme tel qu’on l’a compris jusqu’ici ? Je doute qu’il y parvienne. Il pouvait éclairer et ramener dans la voie pacifique ; il a préféré laisser continuer la lutte vers la guerre sociale : nous le regrettons.

En résumé : incohérence à la base, dans le corps électoral qui le forme ; contradictions au sommet, dans l’aréopage intellectuel qui le dirige, voilà, en deux mots, la situation actuelle du collectivisme.

Conclusion. — Si nous n’avions affaire qu’au socialisme économique, — le seul vrai socialisme, — la société actuelle pourrait se rassurer, vu l’époque lointaine à laquelle ses propres disciples en ajournent la réalisation, comme on peut le voir à chaque page de l’article de M. Sarrante.

M. Jaurès lui-même le laisse entendre dans la préface qu’il a écrite au livre de M. Deslinières :

« La vie sociale, dit-il, est trop complexe aujourd’hui et l’ordre socialiste de demain enveloppera trop de rapports pour qu’il soit possible de les prévoir minutieusement. Seules les directions générales nous apparaissent ; seuls les grands traits se laissent fixer. »