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Page:La Revue bleue, série 4, tome 15, 1901.djvu/554

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regards qu’ils jetèrent sur un couple de vautours qui les rasèrent dans leur vol. Non, il n’en pouvait être autrement. Ils devaient périr…

Ils avaient aperçu le palmier et l’oasis, et hâtaient le pas pour y arriver, dans l’espoir d’y trouver de l’eau. Mais lorsqu’ils y furent enfin, ils se laissèrent tous deux aller au désespoir, la source était tarie. La femme, accablée de fatigue, posa l’enfant à terre, et s’assit en pleurant au bord de la source. L’homme se laissa tomber à côté d’elle ; étendu sur le sol, il martelait de ses deux poings la terre desséchée. Le palmier les entendait parler ensemble de leur mort prochaine.

Il apprit aussi, par leurs paroles, que le roi Hérode avait ordonné de tuer tous les enfants jusqu’à deux ou trois ans, parce qu’il craignait que, parmi ces enfants nouvellement nés, ne se trouvât le grand roi que la Judée attendait.

« Le murmure de mes feuilles augmente toujours, dit le palmier. Ces pauvres fugitifs touchent à leur dernière heure. »

Il comprit aussi que le désert leur faisait peur. L’homme disait qu’il aurait mieux valu demeurer au pays et combattre les soldats que d’être venus ici. Il ajoutait qu’ils eussent ainsi trouvé une mort plus douce.

« Dieu nous assistera, dit la femme.

— Mais nous sommes ici seuls, parmi les bêtes fauves et les serpents, répondit l’homme. Nous n’avons ni vivres, ni eau. Comment Dieu pourra-t-il nous assister ? »

Dans son désespoir, il déchirait ses vêtements et appuyait son visage contre le sol. Pareil à un homme mortellement atteint au cœur, il avait perdu tout espoir.

La femme se tenait à genoux, les mains jointes. Mais les regards qu’elle jetait sur le désert témoignaient d’une désespérance sans limite.

Et le palmier entendait toujours grossir le murmure dans son feuillage. La femme dut l’entendre aussi, car elle tourna les yeux vers la touffe de verdure qui couronnait l’arbre. Et, d’un geste spontané, elle tendit les bras vers le sommet du palmier :

« Oh ! des dattes, des dattes ! » s’écria-t-elle.

Et il y avait dans sa voix une si ardente expression de désir que le palmier eût désiré de tout son cœur n’être pas plus haut qu’une touffe de genêt pour qu’on pût cueillir ses dattes aussi facilement que des baies d’églantier. Il le savait bien, lui, que son feuillage cachait quantité de gros régimes de dattes. Mais comment des hommes eussent-ils pu les cueillir à cette hauteur vertigineuse ?

L’homme avait déjà vu que ces dattes étaient hors de portée. Aussi ne leva-t-il pas seulement la tête. Il exhorta sa femme à ne pas songer à l’impossible…

Mais l’enfant qui jouait silencieusement avec des brindilles et des tiges d’herbe avait entendu le cri de sa mère. Il ne pouvait comprendre que sa mère n’obtînt pas aussitôt tout ce qu’elle désirait. Lorsqu’il entendit parler des dattes, son regard se fixa sur le palmier. Il réfléchissait et cherchait de quelle façon il pourrait faire descendre ces dattes. Son front pur se ridait presque sous ses boucles blondes. Tout à coup un sourire passa sur son visage : il avait trouvé le moyen. Il s’avança vers le palmier qu’il caressa de sa petite main en disant d’une voix douce et enfantine :

« Palmier, courbe-toi ! Palmier, courbe-toi ! »

Mais, qu’était donc cela, que signifiait donc cela ? Les feuilles du palmier s’entre-choquaient avec bruit comme fouettées par l’ouragan, et toute la longueur de son tronc était traversée de tressaillements et de frissons. Et le palmier sentit que l’enfant était plus fort que lui : il reconnut qu’il ne pourrait lui résister.

Et sa longue tige se courba devant l’enfant comme les hommes se courbent devant les princes. Formant une arche majestueuse, l’arbre s’abaissa vers la terre et arriva enfin si bas que sa puissante couronne balayait le sable du désert de ses feuilles agitées.

L’enfant ne parut ni effrayé, ni étonné ; mais il s’approcha avec un cri de joie et cueillit grappe après grappe dans le feuillage du vieux palmier. Lorsque la moisson fut terminée, comme l’arbre restait courbé, l’enfant s’avança de nouveau, caressa l’arbre, et dit de sa plus douce voix :

« Palmier, redresse-toi ! Palmier, redresse-toi ! »

Et l’arbre immense, silencieux et plein de respect, se redressa sur sa tige élancée, pendant que ses feuilles résonnaient comme un chœur de harpes.

« Maintenant, je sais pour qui elles sonnent le glas funèbre, se dit le palmier à lui-même, après s’être redressé. Ce n’est pour aucun de ces voyageurs. »

Cependant l’homme et la femme s’étaient agenouillés et rendaient grâce au Seigneur :

« Tu as vu notre angoisse et tu nous en as délivrés. Tu es le fort ; c’est toi qui courbes le palmier, comme une frêle tige de roseau. Quel ennemi pouvons-nous craindre, alors que ta force est notre protection ! »

Quelque temps après, une caravane, traversant le désert, remarqua que le feuillage du grand palmier s’était flétri.

« Comment cela a-t-il pu arriver ? dit un des voyageurs. Ce palmier ne devait point mourir, avant d’avoir vu un roi plus puissant que Salomon.

— Peut-être aussi l’a-t-il vu », répondait un de ses compagnons de route.


Jelma Lagerlof.


Traduit du suédois par L.-H. Hacet.
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