Aller au contenu

Page:La Revue bleue, série 4, tome 2, 1894.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


LECONTE DE LISLE

I

Nous parlerons de l’homme plus que du poète. Depuis que la renommée, un peu tardivement, était venue à lui, il a donné lieu à tant d’études, — de M. Bourget, de M. Brunetière, de M. Lemaître, — et sa mort même fait éclore sous nos yeux tant d’articles à citations, qu’il semble peu nécessaire de nous étendre longuement sur son œuvre. Au jugement que nous en porterions et à notre admiration l’amitié aurait trop de part d’ailleurs pour ne pas inspirer quelque défiance.

S’il fallait pourtant caractériser cette œuvre d’un mot, nous nous risquerions à dire que Leconte de Lisle apparaîtra à la postérité comme le Malherbe de notre époque. Ceux qui ont le goût de la perfection et qui se souviennent de l’étonnante strophe : Apollon à portes ouvertes laisse indifféremment cueillir… comprendront que le rapprochement n’est point pour le diminuer.

Non assurément qu’il y ait rien, dans ses vers, qui rappelle ce raisonnable et méticuleux ancêtre ; mais, de même qu’à la fin du XVIe siècle, celui-ci succéda à l’école de Ronsard, dont il avait pu voir les dernières et plus hasardeuses tentatives, Leconte de Lisle, au cours et au déclin du nôtre, hérita de la génération romantique de 1830. Lui aussi, qui doit beaucoup à ses devanciers, bénéficia des erreurs commises. Son originalité, comme celle de Malherbe avait été de fixer définitivement le rythme et de purger la langue poétique, alla surtout à ramasser en lui, à lier en un faisceau serré des dons gaspillés jusqu’à lui trop prodigalement. Et l’exquis résultat qu’il obtint est sans doute tout ce qu’il importe. Il eut le scrupule de l’exactitude, ne comprit jamais qu’un poète fut un ignorant, répudia le lyrisme effréné et lâche, se défia de tout ce dont, en fautes de goût ou de syntaxe, la prétendue inspiration peut être complice, et enfin, trop avisé pour se laisser séduire au faux romanesque et au faux gothique alors à la mode, se tourna vers une plus belle et plus classique antiquité pour y chercher ses modèles. De ce culte, abandonné depuis Chénier, les Muses souriantes le récompensèrent. Il en eut aussi à pâtir.

Il s’éloignait trop en effet de ces régions tout humaines où le public (j’entends le public lettré ordinaire) se complaît, de l’atmosphère moyenne qui lui suffit ; outre qu’habile à ressusciter ce monde antique en ses plus belles et ses plus pures formes, Leconte de Lisle fut peut-être moins heureux à lui redonner la vie. Aussi son œuvre rappelle-t-elle cette merveilleuse galerie du Louvre où les dieux et les déesses d’Hellas, tout l’Olympe, surpris en de nobles et calmes poses, vit dans un silence sacré et une majesté sereine. Ses chefs-d’œuvre se profilent de même en théories tranquilles et imposantes. Il les tailla dans la blancheur frigide des marbres. Il fut le sculpteur impeccable, amoureux des lignes suaves et des contours harmonieux, dans un art dont Victor Hugo reste le peintre fougueux et le coloriste.

Tout cela, qui le séparait de la foule, — laquelle continuait à ne vouloir retenir de lui que son Midi et ses Éléphants, — le désignait à la jeunesse qui, vers 1865, se cherchait un guide, sinon un maître.