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Page:La Revue bleue, tome 45, 1890.djvu/542

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été répandus sur les dangers auxquels il aurait été en butte. « Je n’ai jamais entendu siffler une balle. » Malgré cela la guerre lui avait paru une chose tout à fait odieuse. « Le hasard y joue un trop grand rôle. » Ses armées s’étaient, disait-il, trouvées dans le plus piteux état ; ses généraux n’avaient montré aucune capacité pour diriger de grandes masses ; les Autrichiens s’étaient beaucoup mieux battus que les Français ; et, ajoutait-il, nul doute qu’ils ne se fussent emparés de Solférino, si l’empereur d’Autriche avait fait avancer les réserves. « L’empereur d’Autriche est un homme d’une haute portée ; malheureusement, il lui manque l’énergie de la volonté. » Au reste, d’autres de mes connaissances de Paris m’ont raconté que pendant la bataille de Solférino, Napoléon avait été dans une situation désagréable : il souffrait d’une violente diarrhée qui l’avait retenu presque tout le jour dans une maison de campagne non loin de là… »


« On ne se trahit point entre amis, » avait pourtant dit un jour Napoléon III au duc de Cobourg, dans un entretien politique aux Tuileries.

Guillaume Depping.


DANS LE MONDE DES LETTRES

« Thaïs » et M. Anatole France.


« Les livres de M. Anatole France sont de ceux, disait ici même M. Jules Lemaître, que je voudrais le plus avoir faits. » C’est un sentiment que partagent tous ceux que passionne cette belle intelligence, et dans ma constante préoccupation de cet écrivain qui me hante, je ne jurerais pas qu’il n’y eût beaucoup de cet envie.

Faire les livres de M. France ! Mais ce serait écrire l’œuvre d’une âme d’artiste, une des plus complètes que nous possédions. Et à la veille du jour où va paraître un livre de ce maître — Thaïs, roman philosophique — je cède encore au besoin de parler de lui, mais, cette fois, comme je le désire, un peu longuement, si ce n’est complètement…

M. Anatole France a réuni en lui, avec aisance et abondance, trois qualités maîtresses ; il est philosophe, érudit et poète. Comme philosophe, il aime les spéculations intellectuelles ; et comme philosophe éclectique, il préfère les âmes naïves, si propices aux influences de tous les systèmes. L’érudit sert, dès lors, merveilleusement le philosophe, parce qu’il lui fournit le meilleur champ de naïveté et de candeur : l’antiquité ; le monde moderne est trop compliqué pour lui plaire. Et le poète d’imagination riche, et si douce, brode avec le fil d’un style voluptueux, sur les âmes simples qu’il ressuscite ou imagine, toutes les idées du pyrrhonien servi par la science.

C’est parce qu’il est à la fois ces trois hommes que M. Anatole France a écrit les Noces Corinthiennes, ce bijou antique ; qu’il a raconté l’histoire de Sylvestre Bonnard, une âme si peu moderne ; de Jean de Servien, un jeune homme candide ; de Pierre et Suzanne (le Livre de mon ami), deux enfants ; qu’il prépare une histoire de Jeanne d’Arc dont j’ai déjà parlé ; qu’il compose ces chroniques du Temps, où il traite de préférence des ouvrages symboliques, des vieilles légendes et des auteurs dont toute la saveur est dans leur inexpérience leur manque de littérature ; c’est pour cela qu’il a écrit Thaïs, cet exquis roman, si séduisant dans sa grâce et son indépendance idéale.

Écoutez l’histoire de Thaïs. Elle dit tout sur l’intelligence de M. France, sur sa nature et son talent.

Il y avait au xviiie siècle un livre assez rare aujourd’hui, mais fort célèbre à cette époque : les Vies des pères du désert. Dans tous les boudoirs, à tous les levers, on ne parlait que de cet ouvrage ; ce n’étaient que causeries sur ces bons saints dont, par contraste, on appréciait et vantait la solitude et les mortifications. Cela charmait en faisant frissonner de terreur et de plaisir. Et lorsque les faciles amantes de ce gracieux temps partirent pour la prison, en attendant l’échafaud, presque toutes emportèrent les Vies des pères du désert, où elles puisaient le courage et la résignation à la volonté divine. Et je m’étonne même que M. Renan, toujours si précis, n’ait pas donné ce livre à son Abbesse de Jouarre. Cet ouvrage, d’ailleurs, n’est pas si austère que son titre porterait à le croire. Les belles actions des ermites y étant relatées avec abondance, on y trouve force aventures galantes, soit que les pères aient résisté — mais quel charme dans les tentations, ô Flaubert ! — soit qu’ils aient converti quelque pécheresse — et quel piquant dans les résistances des Madeleines, dans le désordre de la vie qu’elles abandonnent ! C’est peut-être dans ces anecdotes que l’on trouverait l’explication du dédain, pour ce livre, de l’Abbesse de Jouarre !…

Les Vies des pères du désert ne pouvaient échapper à M. Anatole France, et c’est l’érudit, servant le philosophe, qui a trouvé dans ce petit volume le sujet de Thaïs, de Thaïs, si célèbre au xviiie siècle, qu’on en grava des portraits dont M. France possède un gracieux exemplaire à lui envoyé par un inconnu.

Thaïs, racontent les Vies des pères du désert, était une douce et charmante pécheresse, s’adonnant spécialement aux divertissements scéniques. D’une vie déréglée, elle était encore jeune et remplissait le monde de sa renommée, tellement qu’un jour le saint abbé Paphnus entendit parler d’elle. Paphnus, comme tous les saints ermites disciples du père Antoine, vivait dans le désert, non loin d’une ville d’Egypte — que M. France supposera être Alexandrie — où florissait Thaïs : ce qui laisse supposer que ce désert était quelquefois visité. Quoi qu’il en soit, Paphnus, ayant entendu parler de Thaïs et de sa beauté, résolut de l’arracher aux griffes du démon et de lui faire faire pénitence de tous ses péchés. Paphnus vint donc à Alexandrie, réussit à emmener Thaïs dans un monastère, où elle se convertit. Puis Paphnus retourna dans sa thébaïde, où il mourut en odeur de sainteté.