Aller au contenu

Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ques écrivains, tout en continuant de respecter le maître, et de le copier au besoin, secouer pourtant son joug, s’émanciper de son influence, et revendiquer contre lui leurs droits à l’originalité. Tel est Dufresny, qui débute en 1692, et dont je vous parlerai tout à l’heure. Tel est déjà Dancourt, qui débute en 1685, Florent Carton Dancourt, comédien et poète, et père de famille aussi.

Celui-ci nous a laissé… je veux dire : il a laissé deux filles et quarante-neuf pièces. Les deux filles ont beaucoup contribué à la gloire du nom de leur père, et à juste titre, car, si nous en croyons les Mémoires ou les Correspondances du temps, ce devaient être de bien aimables personnes. L’aînée fut l’intime amie de Samuel Bernard, et elle en eut trois filles diversement célèbres dans l’histoire galante et littéraire du xviiie siècle : Mme Dupin de Chenonceau, Mme d’Arty et Mme de La Touche, Mais la cadette, Mimi Dancourt, comme on l’appelait au théâtre, et, de son nom de femme Mme Deshayes, fut la mère de Mme de La Popelinière. La Popelinière était fermier général ; Samuel Bernard était quelque chose de mieux que cela : reconnaissons que, si Dancourt a quelquefois égratigné les financiers dans ses pièces, les financiers, mesdames et messieurs, n’en ont pas gardé rancune… à ses filles[1].

Pour être moins intéressantes que ses filles, les pièces de Daucourt n’en sont pas moins curieuses, et je n’ai pas le temps ici de vous en parler longuement, mais les titres, à eux seuls, en sont, si je ne me trompe, comme un trait de lumière. Elles s’appellent, en effet : la Désolation des joueuses, la Foire de Besons, les Vendanges de Suresnes, le Retour des officiers, les Eaux de Bourbon, le Moulin de Javelle… Et ceci, messieurs, c’est la pièce de circonstance ou d’actualité, comme nous dirions aujourd’hui, le fait divers du jour ou le scandale de la veille transportés tout vifs sur la scène. Mais d’autres pièces sont intitulées : l’Été des coquettes, les Bourgeoises à la mode, les Curieux de Compiègne, les Agioteurs, les Bourgeoises de qualité, les Enfants de Paris… et ceci, ce pluriel des titres qui n’a l’air de rien, c’est comme qui dirait l’annonce de la comédie de mœurs, telle encore qu’on l’entendait il y a quelques années : les Lionnes pauvres, les Effrontés, les Ganaches, les Vieux Garçons, les Faux Bonshommes, les Sceptiques, les Inutiles. Elle consiste à diviser, à répartir entre plusieurs personnages la somme des ridicules qui sont ceux de leur âge, ou de leur condition, ou d’une façon de penser commune, et à faire de la satire de cette façon de penser, de cette condition, ou de cet âge, l’objet principal de la comédie.

C’est ce que Molière avait fait lui-même dans ses Précieuses ridicules et dans ses Femmes savantes, mais il ne l’avait fait qu’en passant, et son procédé le plus habituel est justement inverse de celui de Dancourt : Molière. concentrait ce que Dancourt divise : et là précisément est l’originalité de Dancourt.

Vous remarquerez en effet, messieurs, que, d’une comédie de ce genre nous exigeons toujours — que nous le sachions ou non — d’être plus mêlée au monde, plus ressemblante à la vie quotidienne, plus conforme à ce que nous voyons qui se passe autour de nous. Nous ne connaissons tous ni la coquette ni le faux bonhomme, et on pourrait dire qu’en nous les annonçant le poète nous promet de nous apprendre quelque chose : mais nous connaissons tous des coquettes et des faux bonshommes, et il faut que la comédie de mœurs nous les rende. Mais il s’ensuit aussi que le dialogue en doit être moins tendu, plus familier, plus souple, plus approché du ton de la conversation. Ni le monologue ni la « tirade » n’ont plus ici de lieu ; ils y feraient longueur ; ils y seraient hors de place ; ils nuiraient à l’impression d’exactitude et de réalité. Ce que la comédie perd donc en profondeur, on peut dire qu’elle le regagne en étendue ou en diversité. Si le gain ne répare ni ne compense tout à fait la perte, il la rend moins sensible, et c’est pourquoi, — c’est peut-être aussi parce que ce genre de comédie est plus facile à traiter, — que les contemporains s’y empressent à l’exemple et sur les traces de Dancourt[2].

Ils y sont d’ailleurs encouragés par le succès d’un livre fameux, dont on ne saurait exagérer l’influence sur le théâtre et sur le roman de la fin du xviie siècle. Je veux parler de ces Caractères, où La Bruyère, prêchant d’exemple, a montré si la diversité des caractères humains — bien loin de se borner à cinq ou six exemplaires identiques, — était inépuisable ! Son Théodecte en effet et son Eutyphron se ressemblent-ils ? son Ménalque et son Onuphre ? son Phidippe et son Cliton ? son Irène et son Émire ? Et pourquoi ne se ressemblent-ils pas ? La Bruyère, messieurs, le sait et l’a dit lui-même : « C’est qu’il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, de la dignité, de la noblesse, de la force, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de la puissance, de la bassesse, » et c’est que ces choses, « mêlées ensemble en mille manières différentes et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les différents états et conditions ». Vous entendez bien sa pensée. Tous ici, tant que nous sommes, nous avons tous deux yeux, un nez, une bouche, des lèvres, des oreilles… Mieux que cela, tous ces traits sont respectivement disposés de la même manière, le nez au-dessus de la bouche et le front au-dessus du nez ; et ce-

  1. Voyez sur les Dupin : Rousseau dans ses Confessions et Mme d’Épinay dans ses Mémoires ; sur Mmes d’Arty et de La Touche, Honoré Bonhomme : Grandes Dames et Pécheresses du xviiie siècles siècle, ou Desnoiresterres : Épicuriens et Lettrés du xviiie siècle ; enfin, sur Mme de La Popelinière, voyez particulièrement les Mémoires de Marmontel.
  2. Voyez, sur la Comédie de Dancourt, le livre de M. J. Lemaître.