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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/22

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NOTES SUR LA PRESSE[1]
II.
le personnel

Nul n’a jamais songé à rendre une corporation entière solidaire d’un acte quelconque d’un de ses membres. Il y a deux ans, un huissier a commis un crime : cela n’a pas empêché les huissiers de continuer à passer pour d’honnêtes gens, quoique redoutables. Quelques mois après, d’ailleurs, un de ses confrères était coupé en morceaux, et il n’est venu à l’idée de personne de considérer ce meurtre comme une juste revanche de la société. Si un cordonnier arrête, au péril de sa vie, un cheval emporté, on n’en conclut pas que tous les cordonniers sont des héros. Dès qu’il s’agit de journalistes, on tient le raisonnement inverse. Que l’un d’eux se livre à une manœuvre répréhensible, et le public est tenté d’en faire rejaillir la honte sur tous les autres.

Cette contradiction vient du temps où la Presse, hésitante, combattue par les gouvernements, luttait pour conquérir le droit de vivre. Les journalistes avaient tellement d’ennemis communs, le pouvoir, la magistrature, les préjugés, qu’ils étaient obligés de se soutenir entre eux dans une foule de circonstances ; ils semblaient ainsi constituer un petit monde isolé, à peine reconnu et admis. Ils se fréquentaient continuellement. La rivalité n’en existait pas moins, mais elle était plus morale qu’industrielle. Elle était mitigée de camaraderie. Aujourd’hui la Presse s’est élargie et fortifiée : elle peut se croire une organisation inébranlable. Un journal est une vaste entreprise qui absorbe le travail de cent individus : il y a des centaines de journaux, des milliers de journalistes qui se rencontrent rarement, s’ignorent presque et n’ont plus aucun intérêt matériel à être solidaires.

Les nombreuses associations professionnelles répandues à Paris et en province n’ont pas pour but d’établir entre les membres de la cohésion et de l’intimité. Elles servent à recueillir de l’argent, à créer des caisses de secours ; c’est-à-dire, après la bataille, à panser les blessés et à enterrer les morts, ainsi que cela se pratique entre nations civilisées. Les raffineurs d’une même région se réunissent parfois en assemblée et signent ensemble des pétitions : ils ne s’en font pas moins une rude concurrence et ne se gênent guère pour viser la clientèle du voisin.

Lorsque les journaux commencèrent à se multiplier, que la Presse s’ouvrit largement, il y eut une irruption formidable. Une masse extraordinaire des gens les plus disparates se précipita dans cette nouvelle voie : il en vint de partout, de la politique, du barreau, de l’armée, de la médecine, des tripots, de l’École polytechnique, de la magistrature. Il y avait là-dedans des hommes qui n’avaient pas réussi dans leur profession ; d’autres, au contraire, supérieurs à la profession qu’ils avaient choisie au hasard et dégoûtés d’elle : esprits médiocres et esprits très élevés ; gens sachant tout juste lire et écrire et élèves de « Normale » rebutés par le professorat ; il s’y révéla des écrivains de premier ordre et on y vit aussi entrer les individus les plus ignorants. La province y envoya de pauvres diables qui mouraient de faim, et ce fut un pêle-mêle inimaginable, La Presse eut à ce moment-là dans le public une triste réputation.

Elle ne la méritait pas, car on vit rarement dans une même carrière des contrastes plus vifs. Si quelques-uns vivaient de chantages et de mille expédients honteux, on trouvait à côté les mœurs les plus désintéressées et les plus pures ; les vertus bourgeoises y régnaient en même temps que des êtres sans vergogne s’y livraient à des besognes répugnantes.

Naturellement, ce fut à cette époque aussi que des luttes terribles s’engagèrent dans l’intérieur même du journalisme. On se battait dans le désordre, on se bousculait pour prendre sa place ; tout arrivant était soupçonné et combattu. Les vieux avaient horreur de ces jeunes gens pressés qui les dérangeaient en avançant ; et les jeunes méprisaient leurs aînés. On ne se ménageait ni les injures ni les coups à la moindre occasion. Duels, procès, diffamations, rien n’était épargné. Les sages déploraient cet état de choses et an les traitait de gâteux. Le public s’amusait aux horions, mais n’estimait pas plus ceux qui les donnaient que ceux qui les recevaient. C’était la crise de l’enfantement.

On peut la considérer aujourd’hui comme à peu près terminée. La Presse a éprouvé sa solidité ; elle connaît ses ressources. Elle est en train de régulariser sa situation. Les polémiques ne se déchaînent plus à propos d’incidents sans importance ; les duels se raréfient ; les colères s’apaisent ; les injures ne viennent plus sous la plume quand on s’adresse à un confrère ; la haine fait place à l’honnête concurrence qui régit tous les genres d’industrie. Lentement, les malfaiteurs et les suspects disparaissent, et il n’en restera bientôt que la moyenne qui se rencontre inévitablement dans toute nombreuse réunion d’hommes.

Est-il possible de constituer dans la Presse quelque chose d’analogue au Conseil de l’ordre des avocats, qui régit la corporation, tranche certains débats professionnels, expulse à la rigueur les membres indignes ? C’est

  1. Voy. la Revue du 27 décembre 1891.