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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/28

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résoudre, ni même de discuter. Quoi qu’il en soit, si Ibsen entend le théâtre comme je viens de le dire, le seul moyen de comprendre, — d’essayer de comprendre, — Hedda Gabler serait de suivre le drame, scène par scène, de noter soigneusement les changements ou les « acquêts » du caractère d’Hedda, et de recomposer le personnage d’après ce qu’Ibsen nous en a dit.

Certes, une pareille étude ne manquerait pas d’intérêt. Outre les éclaircissements que nous y trouverions, — peut-être, — sur l’énigmatique Hedda, nous pourrions admirer certaines parties tout à fait remarquables ; nous verrions, par exemple, avec quelle habileté Ibsen sait ordonner la marche de son drame, comment chaque scène commande la suivante et prépare, si je puis dire, Hedda à ressentir plus vivement les sentiments qui y sont mis en jeu. Mais vous connaissez la pièce ; puis une telle étude dépasserait les limites où je dois me tenir. Bornons-nous donc à examiner les différentes solutions qu’on a données au problème d’Hedda Gabler.

On a parlé de Madame Bovary (Hedda Bovary, alors ?) ; le rapprochement me semble un peu arbitraire. George Tesman ressemble plus à « Charbovary » qu’Emma à Hedda. Qu’il y ait une certaine : analogie entre la donnée générale du roman de Flaubert et celle du drame d’Ibsen, je le veux bien ; dans les deux cas, c’est une femme qui s’ennuie et qui en meurt. Mais comme les âmes, comme les esprits sont différents ! Emma Bovary souffre de n’être point aimée : aimée de l’amour des livres, avec accompagnement de circonstances romanesques ; elle est femme, femme des pieds à la tête, sentimentale, sensuelle, faussement « poétique » ; elle est, à proprement parler, victime de la littérature, mais elle est sincère ; quand elle se donne, elle se donne toute, oubliant le plus sincèrement du monde et sans aucune arrière-pensée Bovary pour Rodolphe, et Rodolphe pour Léon. Et c’est pourquoi nous la plaignons, pourquoi nous sommes avec elle, en dépit de la nullité nauséabonde de Bovary. Pour Hedda, l’amour est le moindre de ses soucis ; aucune sentimentalité, pas un moment de dévouement, pas un entraînement du cœur ou des sens : elle n’a rien de la femme. La littérature, malgré ses aspirations romanesques, est pour bien peu dans son cas, — à moins qu’elle ait trop lu Ibsen et qu’elle l’ait mal compris. — Et, si nous en venons aux détails, la différence s’accuse bien davantage. Vous savez après quelles angoisses Emma se tue. Qui décide Hedda à armer « le pistolet de son père » ? La craïînte de Brack, soit ; mais surtout le désespoir de n’avoir, comme elle dit, « pu peser sur aucune existence ». Joignez qu’en somme la recherche de l’idéal, à laquelle se livre Mme Bovary, ne fait de mal qu’à elle, ou à elle surtout ; Hedda, pour réaliser le sien, cause de la mort d’Ejlert Loevborg.

Je reconnais très volontiers que son suicide relève un peu Hedda. Après tout, quels que soient ses défauts, elle a du courage, et ne craint pas la mort. Et même son idéal a quelque noblesse. Peser sur une existence qui en vaille la peine, ce n’est point là une ambition si basse. Ce qui est bas, chez Hedda, c’est sa prétention, sa… — oserai-je le dire ? — sa bêtise. Elle reproche à tante Julie de ne pas la comprendre, et c’est elle qui est incapable, indigne de comprendre ce qu’il y a de noble et de généreux chez cette touchante vieille fille.

Et, ici, je crois bien que M. Lemaître avait raison. Il est fort possible qu’Ibsen se soit borné à nous présenter ses personnages, nous laissant le soin d’approuver ou de blâmer leurs actes. Mais il semble bien que si Ibsen a pris parti, il soit pour tante Julie contre Hedda. Je sais que cela n’est pas nettement marqué dans le drame ; rappelez-vous cependant les autres pièces d’Ibsen. Sans doute, de Nora au Canard sauvage ses opinions se sont fort modifiées ; on pourrait même dire qu’elles ont été complètement retournées ; mais il est un point sur lequel il ne paraît pas avoir varié : c’est le soin, l’amour avec lequel il a créé les personnages analogues à tante Julie, avec leur oubli de soi, leur besoin de vivre pour les autres, leur désir de se dévouer. C’est Mme Linde, dans Nora ; Mme Ekdal, dans le Canard sauvage ; l’amie de Rosmer, dans Rosmersholm… Elles sont bien de la même famille que tante Julie ; et, mettant celle-ci en présence d’Hedda, il est probable que ce n’est pas à tante Julie qu’Ibsen a donné tort.

On nous a dit aussi qu’Hedda, à tout prendre, n’était qu’une odieuse et insupportable cabotine. Odieuse, insupportable, elle l’est à coup sûr : elle est également cabotine, mais n’est-elle que cela, l’est-elle toujours ? Je n’ai malheureusement pas le temps d’analyser son rôle scène par scène ; mais relisez le début du second acte. Ici, je la crois sincère. Il y a même en elle une assez curieuse transformation du seul sentiment qu’elle puisse ressentir : la jalousie, jalousie purement cérébrale. Elle envie d’abord la vie qu’aura Thea Elvsted, vie heureuse, selon l’idée qu’Hedda se fait du bonheur ; mais ce n’est là qu’une jalousie… indirecte, si je puis dire, n’entraînant aucun mauvais sentiment à l’endroit de Mme Elvsted : Hedda envie, non Thea elle-même, mais la vie qu’aura celle-ci. Puis, la jalousie se précise ; malgré ce qu’en dit Ejlert, le récit de l’acte tranquillement audacieux de Thea rappelle à Hedda sa propre « lâcheté » ; elle cherche à enlever Ejlert à la « petite blonde » : elle pense y parvenir sans peine ; mais la rencontre de Loevborg et de Thea lui montre à quel point sont liés l’un à l’autre ces deux amants de Norvège. Ejlert Loevborg a méconnu la « force » d’Hedda ; Hedda n’a pu l’enlever à Mme Elvsted ; elle veut maintenant qu’ils soient séparés, et, si elle ne l’a pu elle-même, il lui suffit que ce soit par un moyen