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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/283

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280 M. ÉMILE FAGUET. — COURRIER LITTÉRAIRE.



charrettes ont des stations déterminées et doivent transporter les clients à un tarif réglementaire ; les bonzes et les soldats ont droit à une diminution de prix. Le tarif doit être donné au voyageur par l’automédon : on voit que nous n’avons rien inventé à Paris. Les cochers jaunes ne sont pas plus agréables que leurs collègues de nos boulevards ou de la cité de Londres, ce qui n’est pas peu dire.

De loin en loin on passe sous un arc de triomphe en bois vermoulu. L’Européen qui à lu la description de Pékin dans Marco Polo est vite désabusé des splendides tableaux du voyageur italien : il ne reste rien de ses rêves de palais des Mille et une Nuits. La décadence est partout. Sur les trottoirs des marchands de comestibles, des restaurants en plein vent vendent leurs produits pour quelques sapèques aux Chinois faméliques, des barbiers font’la barbe et la tête de leurs clients. |

Quand on circule dans les rues où grouillent d’innombrables chiens sales et maigres, quand on s’enfonce dans les quartiers chinois par des ruelles infectes à peine assez larges pour permettre le passage d’une voiture et où les cochers sont obligés de reculer pendant plusieurs centaines de mètres pour trouver l’endroit où ils pourront croiser leurs véhicules, la pensée se reporte involontairement vers l’Europe telle que nous nous la représentons au moyen âge, telle que la décrit Victor Hugo dans Wotre-Dame de Paris et telle que nous la rappellent la rue Brantôme, la rue de Venise, la rue Brise-Miche, la rue Pierre-au-Lard, derniers vestiges d’un passé disparu depuis M. Haussmann.

À Pékin et dans toute la Chine, chaque maison est soigneusement enclose et toute la vie familiale se passe à l’intérieur. Nous n’étonnerons pas beaucoup en disant qu’à côté de véritables qualités domestiques, les Chinois font souvent preuve d’une grande dépravation morale. Tous ceux qui en ont les moyens fument l’opium, et sur les murs des rues on voit s’étaler cyniquement des annonces de produits pharmaceutiques pour l’avortement. Le long des maisons on rencontre des hommes indécemment accroupis ; le célèbre Pont des Mendiants, bâti en marbre, séparé en trois parties par des balustrades, vous montre le prolétariat des deux sexes, maigre, à peine couvert de haillons remplis de vermine, rôtissant ses plaies au soleil, attendant la sapèque, la demandant avec une insistance éhontée, ou grelottant le froid quand viennent les frimas. Les mendiants sont organisés en corporations, et les membres de cette Cour des Miracles taxent les habitants de chaque quartier : l’incendie et le pillage auraient raison de la résistance à cet impôt ; le boutiquier paye pour sauvegarder son étalage.

Parfois, au milieu des Chinois, on rencontre des Coréens au costume pittoresque ou des bonzes veuus des lamaseries du Thibet. Un spectacle intéressant est celui des coolies attendant du travail, des médecins ou charlatans, des diseurs de bonne aventure et des conteurs en plein vent qu’on trouve dans chaque quartier populeux et qui racontent d’interminables légendes à ces naïves et ignorantes populations : c’est encore le moyen âge.

La ville tartare est pleine de petits mandarins ou de sol-


dats mandchoux qu’on voit se rendre avec leur arc à l’exercice ou monter la garde en jouant aux dominos.ou en dôrmant au soleil. Quelques-uns recevant de petites rentes vivent du souvenir de la grandeur déchue et de la générosité de la race conquérante. |

Dans la ville chinoise, il y a des boutiques de toute sorte avec des écriteaux ou annonces rappelant nos vieilles auberges et plus usités encore aujourd’hui en Angleterre qu’en France. Ce qui frappe surtout les Européens, ce sont les magasins de fourrures, de soicries, d’éventails, de lanternes, de papier, etc., et les magasins de bibelots. Il y en a de bien beaux, très chers ; mais il faut être un fin connaisseur pour les marchander, et on risque fort d’acheter, pour des anti-

quités, des produits fabriqués de la veille. Les étoffes de

soie, les robes de mandarins, les velums, les draperies, les porcelaines, les bronzes d’art cloisonnés abondent. Dès que la présence d’un Européen est signalée, tous les marchands accourent ; les yeux sont souvent émerveillés, mais aussi souvent déçus par la camelotte présentée. Quelques-uns des objets d’art proviennent, dit-on, du Palais impérial, volés ou remis à un marchand par quelques mandarins besogneux. Nous avons vu un grand nombre de ces bibelots. Malheureusement, la bourse d’un chef de bataillon ne permet que des convoitises et se refuse à satisfaire tous les désirs qui naissent devant cette incessante obsession des marchands chinois pour qui le temps ne compte pas. Quaod on veut acheter, il faut être aussi patient qu’eux et ne pas manifester trop tôt qu’on tient à tel ou tel objet, autrement, avec leur merveilleuse souplesse de vendeurs, ils réussissent bien vite à vous entortiller. Depuis trente ans que Pékin nous est ouvert, on a beaucoup exporté de ces objets et l’industrie de l’imitation des vieux bibelots est devenue florissante. Toutefois, il y a souvent intérêt à se laisser aller à ouvrir sa bourse. En Europe, on paye le double,


COURRIER LITTÉRAIRE
Ernest Renan : Feuilles détachées. — Francisque Sarcey : Souvenirs d’âge mûr. — Bibliothèque des classiques populaires : Hérodote, Boileau, Bernardin de Saint-Pierre.

M. Renan vient de publier un de ces aimables volumes qui lui servent, de temps à autre, à interrompre la suite de ses livres austères. L’austérité de M. Renan n’est jamais farouche, et ses divertissements, de leur part, ont toujours un fond solide ; mais la simple différence de degré suffit à mettre une variété agréable dans une vie intellectuelle qui est peut-être, de toutes celles que je connais, celle dont l’économie a été le mieux réglée.

Les divertissements de M. Renan, les juvenilia de cet homme qui, aussi loin qu’il ira, gardera toujours une fraîche jeunesse de cœur, sont faits quelquefois de