Aller au contenu

Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses insuccès de conférencier, nous fait toucher du doigt, par expérience in anima nobili, les moyens, les procédés, les trucs mêmes, tout l’art enfin du conférencier professionnel. Il y a là des préceptes et des leçons qui peuvent servir, non au conférencier seulement, mais à tout homme qui enseigne quelque chose, et au plus superbe instituteur comme au plus modeste professeur de Faculté. J’engagerais les uns et les autres, et aussi l’entre-deux, à lire de très près toutes les parties du livre qui ont trait à la préparation, à l’établissement et ensuite à l’effusion d’une conférence. Elles sont tout à fait neuves, et nulle part on ne trouverait rien qui y équivaille.

Je ne dissimulerai pas qu’en dernière analyse la grande règle pour parler en public, ou simplement pour enseigner, c’est qu’il faut être doué. Mais c’est en cela comme en toutes choses. A celui qui est doué, quelles habitudes faut-il donner, quel entrainement faut-il imposer et quels obstacles faut-il signaler, dont, si doué qu’il fût, il ne se douterait lui-même qu’après de très nombreuses écoles, voilà ce que l’on trouvera dans ce livre avec une pleine clarté et relevé d’un style agile et entraînant qui est, — savez-vous bien ? — un des meilleurs que nous ayons en France, pour le quart d’heure.

Elles sont amusantes, d’autre part, ces campagnes de M. Sarcey à travers Paris, la France, l’Angleterre la Hollande et la Belgique, depuis 1868 jusqu’en 1891, parce que ce sont, sans qu’il y songe, de véritables études de mœurs sur les différents publics et, par conséquent, sur les différents peuples. On y voit la manière d’écouter du Parisien, du provincial, du Belge et du Hollandais ; et la manière d’écouter, plus que la manière de parler, peut-être, révèle et trahit l’être intime. Rien n’est amusant, par exemple, comme la relation des conférences de Sarcey en province. Ah ! je l’ai reconnue là, ma bonne province, que j’adore, du reste, mais dont je connais bien la manière de voir, et particulièrement la manière d’entendre. M. Sarcey allait, autrefois, faire des conférences en province. Il allait y faire des conférence de littérature. On accourait en foule, on s’écrasait aux portes ; et on ne l’écoutait pas du tout, et rarement on l’invitait à revenir. Lui, naïf, demandait pourquoi ? « C’est, lui répondait-on, ou lui faisait-on comprendre par les comptes rendus des journaux, c’est que vous ne parlez pas politique. — Mais puisque j’annonce des conférences de littérature ! — Précisément ! Vous annoncez des conférences de littérature, on s’attend à ce que vous parlerez politique, et vous ne dites pas un mot de politique ! — Mais puisque je viens faire de la littérature !… » Le dialogue durerait encore, si M. Sarcey n’y avait mis fin en cessant d’aller en province annoncer de la littérature et éveiller les passions politiques.

Il ignorait, ou feignait d’ignorer, qu’en province tout est politique, et tout s’interprète politiquement, jusqu’au trottoir sur lequel on passe pour aller du cours au champ de foire, et qu’un homme qui vient parler de l’Art poétique de Boileau, sans laisser voir s’il est clérical ou libre penseur, déconcerte d’abord jusqu’à l’ahurissement, et ensuite manque de politesse, et enfin ne laisse pas de paraitre un de ces hommes tortueux et suspects qui ne veulent pas se compromettre, et ne « donnent des gages à aucun parti », On le lui fit bien voir. Et le fait est qu’il le vit.

M. Sarcey nous fait espérer qu’il donnera une suite au présent volume. Celui-ci, c’est Sarcey conférencier ; le prochain sera Sarcey journaliste. Je ne saurais trop exhorter M. Sarcey à écrire ce livre annoncé. Je lui prédis qu’il aura plus de succès encore que les deux précédents. Voici pourquoi. La jeunesse de Sarcey, voilà qui est bien, parce que, à M. Sarcey comme à M. Renan, Sandeau aurait pu dire : « Le public sera toujours content quand vous lui parlerez de vous. » Il est, comme M. Renan, un des très rares hommes qui peuvent se raconter sans déplaire. Cela tient à la bonhomie, à l’abandon, à la bonne grâce facile ; enfin, c’est un don. — Sarcey conférencier, c’est très intéressant encore ; je viens de dire pourquoi. — Mais Sarcey journaliste, ce sera tout à fait amusant, varié, piquant par mille endroits. Car Sarcey journaliste, ce sera toute l’histoire anecdotique de ces trente dernières années. Ce sera Sarcey d’abord : ce sera ensuite Guéroult, Nefftzer, de Pène, Tarbé, Scholl, About, Taine, Duvernois, Girardin, Théophile Gautier, Jules Janin, etc. etc. Le monde des conférenciers paraît dans le présent volume ; c’est un monde un peu restreint, un monde qui était restreint surtout dans la période que nous retrace M. Sarcey ; le monde des journalistes de l’Empire et de la « période d’assaut » de la troisième République est autrement vaste et intéressant à parcourir. M. Sarcey nous le présentera avec sa vivacité et sa verve accoutumées ; et ce nous sera un grand régal.

La bibliothèque des Classiques populaires s’est enrichie de trois ouvrages très distingués. C’est le Bernardin de Saint-Pierre de M. de Lescure, c’est-à-dire un Bernardin de Saint-Pierre écrit par un Bernardin de Saint-Pierre. Cette bonne grâce discrète et de bonne compagnie de M. de Lescure est un véritable charme, et il ne peut être meilleur guide à nous conduire en causant à travers les Harmonies de la nature et Paul et Virginie. — C’est ensuite l’Hérodote de M. F. Corréard, tout plein à la fois d’une très solide et sûre érudition et d’un talent rare de style précis, net et plein. — C’est enfin l’excellent Boileau de M. Paul Morillot, dont l’ordonnance claire et ingénieuse, les vues justes et étendues, qui dépassent souvent l’horizon du xviie siècle, les jugements, enfin, d’une fermeté et d’une équité parfaites, ne sauraient être trop loués.

Émile Faguet.