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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/358

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capotes séchées au soleil, les baïonnettes astiquées et repassées, les fusils mis en état. Les hommes se sentaient plus dispos. Ils n’avaient plus faim. Des pains trouvés chez l’habitant, avec des pommes de terre, des quartiers de lard fumé, les vivres du sac, un peu de café, quelques gouttes de l’eau-de-vie frelatée que débitait le cabaretier du village : il y a de quoi renaître à la vie quand on est jeune.

Cependant le colonel interrogeait du regard l’espace qui s’étendait devant lui.

— Et leur sacrée artillerie qui n’arrive pas !

Il tirait sa moustache blanche avec rage, fumant sa pipe de bruyère par larges bouffées saccadées. On n’osait pas s’approcher, car on le voyait de méchante humeur.

Soudain, à la grand’garde, un coup de fusil, puis un autre, puis toute une salve ; et, presque au même moment, débouchant de la route en faisant trembler le sol, une troupe de hussards prussiens, cent hommes environ. Ils se précipitaient, bride abattue, sur le village.

À peine furent-ils aperçus qu’ils furent accueillis par une violente fusillade. Aussitôt ils firent demi-tour ; ils avaient vu la barricade et ne voulaient pas venir s’y heurter. Ils n’étaient guère qu’à deux cents mètres des Français, quand ils tournèrent bride, passant par les fossés, les champs, les haïes, et détalant aussi rapidement qu’ils étaient venus.

Mais la fusillade avait porté : des chevaux sans cavalier se dispersaient dans la plaine, galopant au hasard. Un de ces chevaux se précipita, affolé, au milieu de la barricade, et tomba parmi les branches, écumant, soufflant, l’œil hagard. Il avait une balle dans le poitrail, et le sang noir coulait en abondance par un gros jet intermittent.

Un peu plus loin, on entendait un blessé qui criait : Hilf ! hilf ! Mais, au lieu de l’aider, ses camarades, dans l’entraînement de la fuite, le foulaient aux pieds de leurs chevaux et précipitaient leur retraite.

Marcel put voir distinctement un hussard dont le bras avait été brisé par une balle. Il vacilla, essayant vainement, avec la main gauche, de se raccrocher à la selle. Enfin, après une courte lutte, il s’abandonna ; mais les étriers tenaient encore, et il était traîné par le cheval qui continuait à galoper, et on voyait sa tête bondir et rebondir sur le pavé, avec des soubresauts étranges, pendant que les autres, ceux que la fusillade n’avait pas atteints, le bousculaient sans pitié.

L’attaque et la riposte n’avaient pas duré une minute. Bientôt tout rentra dans le silence ; on entendait seulement le galop des chevaux, de plus en plus lointain, se perdre sur la route.

— Ah ! les gredins ! ils ont sabré notre grand’garde, s’écria le colonel !

Puis, s’adressant au commandant :

— Les soldats tirent trop haut. Avez-vous vu ? Nous aurions dû en démolir deux fois plus, s’ils avaient mieux visé.

— Qu’est-ce que nous ferons des blessés qui sont devant nous ?

— Avez-vous vu ces imbéciles de hussards ? Si ça ne fait pas pitié ! Une charge contre un village fortifié ! Enfin, si vous y tenez, allez cueillir ces blessés… Moi, je vais voir ce qu’ils ont laissé de notre grand’garde…

— Mon colonel ! pas d’imprudence.

Il haussa les épaules, et s’éloigna au petit galop de son cheval.

Cependant les deux médecins du régiment, aidés de quelques hommes, allèrent ramasser les hussards que la fusillade avait abattus. Ils les rapportèrent sur les fusils. Un de ces hommes, un beau garçon à moustache blonde, avait une plaie au front. Il râlait. Un autre avait la cuisse cassée, et, malgré la souffrance, tâchait de ne pas gémir. D’autres, blessés moins grièvement, effarés, anxieux, claquaient des dents, saisis à la fois par la douleur et la terreur.

Le dernier blessé qu’on apporta fut un hussard, tout jeune, âgé de dix-neuf ans à peine. Il avait une plaie au ventre. Les yeux hagards, il demandait à grands cris qu’on l’achevât. Il parlait un peu français : Pardône, Franzose, pardône !

— Il sera mort dans quelques heures, dit le major au capitaine Jacob. Que faut-il en faire ? Le mieux serait de l’achever pour lui éviter ces atroces souffrances, inutiles. Pourtant, nous n’en avons pas le droit.

Et Marcel se demandait si cette blessure n’était pas son œuvre. Il se souvenait qu’au moment où les hussards approchaient, il avait visé : deux fois il avait tiré ; deux fois il avait visé. « C’est peut-être moi l’assassin, » se disait-il.

Le malheureux Allemand se tordait dans des convulsions déchirantes. On avait coupé sa chemise et sa tunique, et on voyait par le trou de la balle sortir les intestins, rouges de sang.

— Docteur, dit le capitaine Morin, enlevez cet homme, car c’est un vilain spectacle, et il ne faut pas démoraliser nos gens.

Cependant ce petit combat contre la cavalerie avait réconforté les troupiers. Ils se sentaient plus forts. Ils plaisantaient. Cette charge de hussards avait été bien amusante. Derrière les maisons et les fascines, avec de bons chassepots, on n’a rien à craindre. Si seulement ils avaient l’idée de recommencer. Et puis ils admiraient leur colonel. Il est parti, tout seul. C’est assez crâne tout de même.

Au bout de quelques minutes, on le vit revenir, au petit trot de son cheval. Dès qu’il arriva, ses officiers l’entourèrent.

— Eh bien, mes enfants, enlevés ! Ils nous ont enlevé notre grand’garde, Le lieutenant a été tué. Plicard a eu la tête fendue par un grand coup de sabre. Quant aux autres, ils ont disparu. On les a fait prisonniers,