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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/362

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convoi de prisonniers, poussèrent un hourra d’allégresse ! Il paraît que, dans l’ensemble, la bataille était perdue pour les Français.

Pauvres enfants ! — car ce n’étaient que des enfants encore ! — S’imagine-t-on ce qu’est la douleur d’une main brisée par une balle, qui, à chaque mouvement de la marche, est ébranlée ? Les linges tachés de sang collent sur la plaie, qui gonfle, toute rouge, toute brûlante. La fièvre dévorante anéantit les forces, et il faut marcher, marcher toujours, sous un soleil brûlant, avec la honte de la défaite ; et, à chaque pas, une secousse qui fait atrocement vibrer tous les doigts endoloris et retentit jusqu’à l’épaule, comme si, à chaque pas, c’était une blessure nouvelle.

Pendant qu’ils marchaient ainsi, là-bas, dans le village, les mourants avaient été réunis dans une grange, Français et Prussiens, côte à côte ; car, si près de la mort, il n’y a plus de haines. Ils râlaient, et la vie leur échappait, goutte à goutte ; cette précieuse vie, que tant d’êtres chers avaient depuis vingt ans ménagée avec amour. Un jeune lieutenant bavarois, à la fine moustache, maintenant pâle comme un drap blanc, serrait d’une main convulsive un petit porte-feuille… Ses yeux voilés, à demi clos, ne distinguaient plus rien qu’une ombre, comme un fantôme éloigné qui se perdait là-bas, vers l’Est… Là-bas, très loin, très loin, celle qui l’aimait et qui, au départ, se haussant devant lui et lui entourant le cou de ses deux bras, avait dit : « Ne m’oublie pas ! ne m’oublie pas ! » Mais sa poitrine avait été traversée par une balle, et, chaque fois qu’il respirait, c’était comme le mouvement d’un soufflet ; et l’air entrait bruyamment dans la poitrine par le grand trou ouvert. Mais son supplice allait finir ; car il respirait de plus en plus lentement, et, malgré le grand soleil et la chaleur du jour, ses membres étaient tout froids.

Le colonel avait une balle dans le ventre, mais il ne souffrait presque plus… « Mon régiment ! mon régiment ! » répétait-il. Il avait déjà un peu de délire… « En avant !… hardi ! » Déjà les paroles expiraient sur ses lèvres. C’était comme un murmure de plus en plus faible. Il revoyait les combats de sa jeunesse et la prise de Constantine, où il était alors adjudant… Constantine !… La Kasbah !… « Hardi, les goums ! hardi ! » Mais la langue devenait pâteuse, et ce n’était plus qu’un hoquet indistinct.

D’autres, à côté d’eux, des sous-officiers, des soldats, pauvres êtres doux et naïfs, alignés le long des murs pour permettre le passage de l’artillerie et de la cavalerie, le corps fracassé, sanglant, déjà inerte, gémissaient, râlaient, se tordaient. Qui sait si tous ces gémissements et tous ces râles n’iront pas trouver là-haut quelqu’un ou quelque chose qui entend ?

Quant aux morts, on les avait entassés derrière une étable, et ils formaient une sorte de monticule hideux d’où passait, de-ci delà, une jambe mutilée, ou un pied nu, ou d’affreuses loques déchirées, mouillées de sang et de boue. Par cette chaude journée d’août, déjà les mouches bleues commençaient à bourdonner tout autour.

Marcel, avec les prisonniers, défilait sur la route. Depuis deux jours il vivait comme dans un rêve. Tout ce qu’il venait de voir, au lieu de lui inspirer de l’horreur, l’avait animé d’un sentiment nouveau qu’il ne se connaissait pas. Il découvrait au fond de son âme des dessous qui le consternaient, ; ce sang, ces menaces, ces tueries avaient jeté en lui non la haine de la guerre, mais la haine de l’ennemi. Oui, c’étaient bien des ennemis, ces hommes qui avaient vaincu, qui portaient un autre uniforme, qui obéissaient à des maîtres fanatiques et dont l’arrogance et la brutalité étaient comme une insulte de plus, plus sanglante encore que la victoire même.

Où sont les projets de fraternité humaine ? Ces Allemands, ces Prussiens sont-ils nos frères ou nos oppresseurs ? Sont-ils même des hommes comme nous ? Où est le devoir ? Faut-il les haïr ou les plaindre ? Faut-il les avoir en horreur ou en pitié ? Quoi ! la France, la chère patrie, est mutilée, sanglante, écrasée sous la sale botte de cet odieux tyran !

Alors pourquoi songer à la conciliation, à la paix, à cette chimère d’hommes libres qui vivent à côté les uns des autres, sans mitrailleuses et sans chassepots ? Où est la vérité ? où est la justice ?

Vorwärtz ! répétait durement le sous-officier… Allons ! chiens de Français, plus vite ! il faut marcher !

Voilà donc à quoi avaient abouti toutes les conceptions des philosophes, des poètes, des savants ! Avoir eu Cicéron, Sénèque, Aristote, Leibniz, Voltaire, Diderot, Montesquieu, et en arriver là, à cette barbarie, à ce massacre, à cette infamie ! Y a-t-il un progrès ? y a-t-il une civilisation ? La loi du plus fort, après tout, c’est la vérité suprême ; tout le reste n’est que de la blague.

— Tiens, conscrit, regarde-moi ça !

Celui qui interpellait Marcel était un sergent de sa compagnie, nommé Guèdre, un homme d’une force herculéenne et d’une énergie brutale, éclatant sur sa mâle figure.

Fait prisonnier brusquement par l’irruption soudaine des Prussiens dans la maison où il s’était retranché, il n’avait pas pu se défendre ; mais, au moment où le convoi de prisonniers se formait, il avait réussi, en profitant du tumulte du départ, à ramasser un sabre-baïonnette, et il le tenait sous sa capote, soigneusement caché.

— Regarde-moi ce joujou, conscrit. Voilà de quoi nous échapper pour cette nuit. Et il lui montrait le bout de la lame effilée.