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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/68

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REVUE POLITIQ UE ET LI TTÉRAIRE

REVUE

BLEUE

FONDATEUR : EUGÈNE YUNG

DinecTeur : M :

° NUMÉRO 3

TOME XLIX

Henry Ferrari

16 JANVIER 1892.


LES MISSIONS UNIVERSITAIRES
ET
LA QUESTION SOCIALE EN ANGLETERRE[1]

Il existe, près de nous, un pays près différent du nôtre, où tout sentiment est un mobile d’action, où toute cause est immédiatement suivie d’effet. L’homme n’y est pas double : s’il voit le bien, il va droit au but et cherche de toutes ses forces à l’atteindre ; ses sympathies sont efficaces, sa foi est agissante. Tous, même les hommes d’étude, y sont plus pressés d’agir que d’analyser leurs sentiments. Pour eux, écrire, parler, c’est encore agir. L’on peut, dans ce pays, sans exciter la défiance ou l’étonnement, être intellectuel et pratique. Ceux qui mettent leur vie d’accord avec leurs convictions, ceux qui ont un idéal et le poursuivent obstinément, ceux que nous appellerons les positifs, y sont en majorité. Les négatifs, ceux qui, enveloppant de formules prétentieuses le vide de leur personnalité, célèbrent les mystères du culte du moi, ne font pas fortune chez.ce peuple et ne sauraient, en l’amusant, trouver le moindre crédit.

C’est dans cet esprit que les toutes dernières générations en Angleterre ont abordé l’étude des questions sociales ; il s’est trouvé parmi la jeunesse universitaire un certain nombre d’âmes ardentes, avides d’action, de jeunes enthousiastes qui, au sortir des paisibles collèges d’Oxford et de Cambridge, se sont jetés dans la fournaise industrielle, et de leurs ambitions personnelles n’en ont conservé qu’une, celle de comprendre les classes ouvrières qu’ils aimaient déjà et de s’en faire comprendre et aimer. Il s’apportaient, en signe de paix, la science, la culture intellectuelle, — ce qui manque le plus à ceux dont ils voulaient conquérir les sympathies.

Je sais que, chez nous, les étudiants, dans ces derniers temps surtout, ont regretté de n’apprendre que par les livres les rapports du capital et du travail, la condition des classes ouvrières, et d’ignorer presque complètement l’esprit qui les anime. En France, à Paris en particulier, l’étudiant, par sa vie, par ses habitudes, par suite d’une foule de conditions impérieuses, vit aussi complètement séparé de l’ouvrier, et hors de sa portée, qu’un Esquimau d’un Beauceron. L’étudiant chez nous, — et que l’on me permette d’appeler ainsi tous les hommes d’étude, — l’étudiant, parce qu’il comprend et pèse ses responsabilités sociales, parce qu’il a senti sa sympathie s’éveiller, parce qu’il est pris enfin du goût de l’action, parce que nous ne pouvons tous être des Camille Douls ou des Crampel, et que d’ailleurs on trouve encore en France ample matière à découvertes et à dépense d’énergie, l’étudiant cherche, assez vainement jusqu’ici, à entrer en rapport avec les classes ouvrières.

Suivons nos frères anglais dans leurs efforts et leurs succès. Je ne propose pas aux étudiants de France de les copier : ce serait une erreur. Mais inspirons-nous de leur exemple. Ils ont réussi ; cherchons, non pas quel mécanisme ils ont inventé et mis en mouvement,

  1. Cette étude est le développement d’une conférence faite à l’Association des Élèves et Anciens Élèves de l’École libre des Sciences Politiques. Les matériaux en ont été recueillis au cours d’une mission en Angleterre confiée à l’auteur par cette École.