tous ouvriers. On lui remet 40 on 50 essais chaque fois. « L’orthographe, ajoutait-il, n’en est pas très correcte ; mais ils sont pleins de vues originales. » Après le cours, pendant la classe, ses auditeurs lui posent mille questions curieuses. Leur soif de s’instruire est inextinguible. Et il lui est arrivé, pour éviter d’être retenu là toute la nuit, après plusieurs heures passées à répondre aux questions, aux objections sans nombre, d’être obligé de faire éteindre le gaz.
Après les centres purement ouvriers, si nous voulons l’histoire d’un centre mixte : comment Buckingham, petite ville de 3400 habitants, dans une région purement agricole, est-elle devenue un centre d’extension et fournit-elle un auditoire assidu de 140 étudiants ?
En 1888, à une réunion de la Debating Society locale ; le principal du collège lança l’idée de créer dans la ville un centre d’extension : cette proposition fut froidement accueillie. On objecta que la ville était trop peu peuplée et que les gens du crû ne lisaient guère que leurs journaux. Un an plus tard l’idée fut reprise ; on cita l’exemple des succès remportés dans le Nord de l’Angleterre. Une grande assemblée fut convoquée à l’Hôtel de Ville, à la suite de laquelle un comité fut formé avec le maire comme président. La ville fut travaillée par de chauds partisans de l’idée ; en janvier 1889, on demanda à Oxford un missionnaire qui ferait six leçons sur un sujet historique. Chaque leçon revient à 6 livres sterling (150 francs) ; pour avoir une série de six leçons, il fallait garantir un capital de 36 livres (900 francs). Plusieurs personnes de la ville s’engageaient à combler le déficit si l’opération se soldait en perte. La campagne recommença pour placer les billets à 5 shillings, donnant droit aux six leçons. Des personnes généreuses prirent plusieurs billets qu’elles cédèrent ensuite pour 3 shillings 6 pence. Tous les frais furent ainsi couverts.
Au mois de mai 1890, je me rendis à Buckingham pour assister au cours du missionnaire d’Oxford. Je reproduis ici mes notes de voyage :
A huit heures et demie du soir on se réunit dans une grande salle de l’Hôtel de Ville. Gent cinquante auditeurs environ. Point d’ouvriers de fabrique, mais quelques artisans ; — petite bourgeoisie provinciale, gens aisés en apparence, mais modestes ; — les deux tiers de femmes, beaucoup de jeunes filles, des hommes faits, des jeunes gens ; tous les clergymen des environs, des petits boutiquiers, des clercs d’hommes de loi, des instituteurs primaires. Un certain nombre d’auditeurs sont venus de 10 à 12 milles à la ronde et s’enretourneront à dix heures du soir sur les routes.
Le professeur est le révérend Hudson Shaw, l’un des plus brillants et des plus populaires de l’état-major d’Oxford. C’est un homme de trente : cinq ans, à moustache blonde, sans rien de « révérend », plein de santé, « d’esprits animaux », comme ils disent, figure ronde et haute en couleur de l’Anglais énergique et bien nourri. Il porte la courte robe universitaire. 11 se tient sur une petite estrade, debout devant un pupitre de voyage en métal, la main droite appuyée sur une chaise.
Il lit sa leçon, fort bien d’ailleurs, sur un cahier manuscrit. Son sujet : les Anglais caractéristiques : Sir Thomas More — Sir Walter Raleigh — lord Strafford — Samuel Johnson — William Wilberforce — Charles Kingsley.
Il est à sa troisième leçon ; il retrace la carrière de lord Strafford. Il veut, dit-il, rendre justice à un homme d’État dont la vie n’a pas rencontré un historien.
L’auditoire, — du moins la partie la plus jeune de l’auditoire, — cherche dans la leçon des allusions à la politique présente et saisit les occasions de manifester ses sentiments. Le conférencier ne se prête cependant pas à ces mouvements. Il reste historien. Mais il y a deux camps dans la salle : les fervents royalistes et les chauds parlementaires.
L’assistance prend un intérêt presque actuel à cet exposé de la politique du xviie siècle. Les rapports de l’Église et de l’État, la question d’Irlande étaient déjà alors des questions brûlantes.
Une moitié des assistants prend des notes sur la page blanche du Syllabus ou sur de petits cahiers.
La conférence achevée, — au bout de trois quarts d’heure environ ou d’une heure, — M. Shaw descend de son estrade, se place devant une table chargée de livres ; il développe et défend certains points de sa leçon où il a pris parti contre tel ou tel auteur. Maintenant il parle d’abondance, il déploie ses qualités d’orateur et de dialecticien. Il parle simplement, avec « génialité »[1].
Puis il donne des indications sur les livres à lire. Enfin, il se met à la disposition de ses auditeurs pour répondre aux questions qu’il les invite à lui poser. Il discute avec un véritable esprit scientifique les sources, les points douteux, les objections.
Cette deuxième partie du cours fait visiblement plus d’impression que la première sur l’auditoire. Personne n’a quitté la salle ; — tous sont toujours là, attentifs.
Après la première leçon, M. Shaw avait reçu cinq compositions : à la troisième, il en reçoit dix. Il reprend le train le lendemain matin, et va faire, le soir même, une leçon à Brighton.
(A suivre.)
- ↑ M. Shaw me dit qu’il préférerait ne pas lire, mais parler ses conférences. Il a été amené par l’expérience à abandonner son système favori : « À parler on perd son temps, on emploie trop de mots. En une heure de lecture, on en dit deux fois autant qu’en une heure de causerie. »