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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/75

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M. MARCEL SCHWOB. — LE ROI AU MASQUE D’OR.


des prêtres aient leur véritable visage tordu par la joie de te tromper ; et tu ignores si les joues de tes femmes ne sont pas couleur de cendre sous la soie. Et toi-même, roi masqué d’or, qui sait si tu n’es pas horrible malgré ta parure ?

Alors celui des bouffons qui avait la plus large bouche fendue de gaieté poussa un ricanement semblable à un sanglot ; et celui des prêtres qui avait le front le plus sombre dit une supplication pareille à un rire nerveux, et tous les masques des femmes tressaillirent.

Et le roi à la figure d’or fit un signe. Et les gardes saisirent par les épaules le vieil homme à la figure nue et le jetèrent par la grande porte de la salle.

La nuit se passa et le roi fut inquiet pendant son sommeil. Et le matin il erra par son palais, parce qu’un désir mauvais avait rampé dans son cœur. Mais ni dans les salles à coucher, ni dans la haute salle dallée des festins, ni dans les salles peintes et dorées des fêtes, il ne trouva ce qu’il cherchait. Dans toute l’étendue de la résidence royale il n’y avait pas un miroir. Ainsi l’avait fixé l’ordre des oracles et l’ordonnance des prêtres depuis de longues années.

Le roi sur son trône noir ne s’amusa pas des boufons et n’écouta pas les prêtres et ne regarda pas ses femmes : car il songeait à son visage.

Quand le soleil couchant jeta vers les fenêtres du palais la lumière de ses métaux sanglants, le roi quitta la salle du brasier, écarta les gardes, traversa rapidement les sept cours concentriques fermées de sept murailles étincelantes, et sortit obscurément dans la campagne par une basse poterne.

Il était tremblant et curieux. Il savait qu’il allait rencontrer d’autres visages, et peut-être le sien. Dans le fond de son âme, il voulait être sûr de sa propre beauté. Pourquoi ce misérable mendiant lui avait-il glissé le doute dans la poitrine ?

Le roi au masque d’or arriva parmi les bois qui cerclaient la berge d’un fleuve. Les arbres étaient vêtus d’écorces polies et rutilantes. Il y avait des fûts éclatants de blancheur. Le roi brisa quelques rameaux. Les uns saignaient à la cassure un peu de sève mousseuse, et l’intérieur restait marbré de taches brunes ; d’autres révélaient des moisissures secrètes et des fissures noires. La terre était sombre et humide sous le tapis varicolore des herbes et des petites fleurs. Le roi retourna du pied un gros bloc veiné de bleu, dont les paillettes miroitaient sous les derniers rayons : et un crapaud en poche molle s’échappa de la cachette vaseuse avec un tressaut effaré.

À la lisière du bois, sur la couronne de la berge, le roi émergeant des arbres s’arrêta, charmé. Une jeune fille était assise sur l’herbe ; le roi voyait ses cheveux tordus en hauteur, sa nuque gracieusement courbée, ses reins souples qui faisaient onduler son corps jusqu’aux épaules ; car elle tonrnait-entre deux doigts de sa main gauche un fuseau très gonflé, et la pointe d’une quenouille épaisse s’effilait près de sa joue.

Elle se leva interdite, montra son visage, et, dans sa confusion, saisit entre ses lèvres les brins du fil qu’elle pétrissait. Ainsi ses joues semblaient traversées par une coupure de nuance pâle.

Quand le roi vil ces yeux noirs agités, et ces délicates narines palpilantes, et ce tremblement des lèvres, et cette rondeur du menton descendant vers la gorge caressée de lumière rose, il s’élança, transporté, vers la jeune fille et prit violemment ses mains.

— Je voudrais, dit-il, pour la première fois, adorer une figure nue ; je vondrais ôter ce masque d’or, puisqu’il me sépare de l’air qui baise ta peau, et nous irions tous deux émerveillés nous mirer dans le fleuve.

La jeune fille toucha avec surprise du bout des doigts les lames métalliques du masque royal. Cependant le roi défit impatiemment les crochets d’or ; le masque roula dans l’herbe, et la jeune fille, tendant les mains sur ses yeux, jeta un cri d’horreur.

L’instant d’après elles s’enfuyait parmi l’ombre du bois en serrant contre son sein sa quenouille emmaillotée de chanvre.

Le cri de la jeune fille retentit douloureusement au cœur du roi. Il courut sur la berge, se pencha vers l’eau du fleuve, et de ses propres lèvres jaillit un gémissement rauque. Au moment où le soleil disparaissait derrière les collines brunes et bleues de l’horizon, il venait d’apercevoir une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d’écailles, avec la peau soulevée par de hideux gonflements, et il connut aussitôt, au moyen du souvenir des livres, qu’il était lépreux.

La lune, comme un masque jaune aérien, montait au-dessus des arbres. On entendait parfois un battement d’ailes mouillées au milieu des roseaux. Une traînée de brume flottait au fil du fleuve. Le miroitement de l’eau se prolongeait à une grande distance et se perdait dans la profondeur bleuâtre. Des oiseaux à tête écarlate froissaient le courant par des cercles qui se dissipaient lentement.

Et le roi, debout, gardait les bras écartés de son corps, comme s’il avait le dégoût de se toucher.

Il releva le masque et le plaça sur son visage. Semblant marcher en rêve, il se dirigea vers son palais.

Il frappa sur le gong, à la porte de la première muraille, et les gardes sortirent en tumulte avec leurs torches. Ils éclairèrent sa face d’or ; et le roi avait le cœur étreint d’angoisse, pensant que les gardes voyaient sur le métal des écailles blanches. Et il traversa la cour baignée de lune ; et sept fois il eut le cœur étreint de la même angoisse aux sept portes où les gardes portèrent les torches rouges à son masque d’or.

Cependant la peine croissait en lui avec la rage, comme une plante noire enroulée d’une plante fauve. Et les fruits sombres et troubles de la peine et de la