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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/77

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M. MARCEL SCHWOB. — LE ROI AU MASQUE D’OR.


Et le roi passa dans la salle du brasier, où la flamme rose et pourpre dansait encore, et jetait ses bras rapides sur les murs. Et il frappa sur le grand gong de cuivre un coup si sonore qu’il y eut une vibration de toutes les choses métalliques d’alentour. Les gardes effrayés s’élancèrent, mi-vêtus, avec leurs haches et leurs boules d’acier hérissées de pointes, et les prêtres parurent, endormis, laissant traîner leurs robes, et les bouffons oublièrent tous les bonds d’entrée sacramentels, et les femmes montrèrent au coin des portes leurs visages souriants.

Or le roi monta sur son trône noir et commanda :

— J’ai frappé sur le gong afin de vous réunir pour une chose importante. Le mendiant a dit vrai. Vous me trompez tous ici. Ôtez vos masques.

On entendit frissonner les membres et les vêtements et les armes. Puis, lentement, ceux qui étaient là se décidèrent et découvrirent leurs visages.

Alors le roi au masque d’or se tourna vers les prêtres et considéra cinquante grosses faces rieuses avec de petits yeux collés par la somnolence ; et, se tournant vers les bouffons, il examina cinquante figures hâves creusées par la tristesse avec des yeux sanguinolents d’insomnie ; et, se baissant vers le croissant de ses femmes assises, il ricana, — car leurs visages étaient pleins d’ennui et de laideur et enduits de stupidité.

— Ainsi, dit le roi, vous m’avez trompé depuis tant d’années sur vous-mêmes et sur le monde. Ceux que je croyais sérieux et qui me donnaient des conseils sur les choses divines et humaines sont pareils à des outres ballonnées de vent ou de vin ; et ceux dont je m’amusais pour leur continuelle gaieté étaient tristes jusqu’au fond du cœur ; et votre sourire de sphinx, Ô femmes, ne signifiait rien du tout ! Misérables vous êtes ; mais je suis encore le plus misérable d’entre vous. Je suis roi et mon visage paraît royal. Or, en réalité, voyez : le plus malheureux de mon royaume et le plus dénaturé n’a rien à m’envier.

Et Le roi ôta son masque d’or. Et un cri s’éleva des gorges de ceux qui le voyaient ; car la flamme rose du brasier illuminait ses écailles blanches de lépreux.

— Ce sont eux qui m’ont trompé — mes pères, je veux dire, cria le roi, qui étaient lépreux comme moi, et m’ont transmis leur maladie avec l’héritage royal. Ils m’ont abusé, et ils vous ont contraints au mensonge.

Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante montra son masque jaune.

— Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous le même visage d’or a peut-être une autre face obscure et cruelle, ainsi ma royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus l’apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures. Ici, devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon mensonge, et ma race avec moi.

Le roi leva son masque d’or ; et, debout sur le trône noir, parmi l’agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets latéraux du masque, avec un cri d’angoisse ; pour la dernière fois, une lumière rouge s’épanouit devant lui, et un flot de sang coula sur son visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il déchira ses vêtements, descendit les marches en chancelant, et, écartant avec des tâtonnements les gardes muets d’horreur, il partit seul dans la nuit.

Or le roi lépreux et aveugle marchait dans la nuit. Il se heurta aux sept murailles concentriques de ses sept cours, et contre les arbres anciens de la résidence royale, et il se fit des plaies aux mains en touchant les épines des haies. Lorsqu’il entendit sonner ses pas, il connut qu’il était sur la grande route. Pendant des heures et des heures il marcha, sans même éprouver le besoin de prendre de la nourriture. Il savait qu’il était éclairé de soleil par la chaleur qui voilait son visage, et il reconnaissait la nuit au froid de l’obscurité. Le sang qui avait coulé de ses yeux arrachés couvrait sa peau d’une croûte noirâtre et sèche. Et quand il eut marché longtemps, le roi aveugle se sentit las, et s’assit au bord de la route. Il vivait maintenant dans un monde obscur et ses regards étaient rentrés en lui-même.

Comme il errait dans cette plaine sombre des pensées, il entendit un bruit de clochettes. Aussitôt il se représenta le retour d’un troupeau de brebis à laine épaisse, mené par des béliers dont la queue grasse pendait à terre. Et il tendit les mains pour toucher la laine blanche, n’ayant point honte des animaux. Mais ses mains rencontrèrent d’autres mains tendres, et une voix douce lui dit :

— Pauvre homme aveugle, que veux-tu ? Et le roi reconnut la voix charmante d’une femme.

— Il ne faut pas me toucher, cria le roi. Mais où sont tes brebis ?

Or la jeune fille qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle n’osa pas l’avouer, et répondit en mentant :

— Elles sont un peu derrière moi.

— Où vas-tu ainsi ? dit le roi aveugle.

— Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables. Alors le roi se souvint qu’il y avait, dans un endroit écarté de son royaume, un asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de la vie pour leurs maladies ou pour leurs crimes. Ils existaient dans des huttes bâties par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au sol. Et leur solitude était extrême.

Le roi résolut de se rendre dans cette cité.

— Conduis-moi, dit-il.

La jeune fille le saisit par le pan de sa manche.

— Laisse-moi te laver le visage, dit-elle ; car le sang a coulé sur tes joues depuis une semaine peut-être,

Et le roi trembla, pensant qu’elle allait avoir horreur de sa lèpre et l’abandonner. Mais elle versa de