Page:La Revue de l'art ancien et moderne, Tome XXXI, Jan à Juin 1912.djvu/208

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réalistes et chimérique, extravagant, lugubre et comique, les signes d’une dérisoire humanité se superposent. Ces êtres inouïs tiennent en main des objets inexplicables, disparates, charivariques : un bâton surmonté d’une roue, un croissant, un plat ou un pot baroque, une arme excentrique, un instrument de musique, un instrument de torture. Ils se couvrent d’oripeaux sans noms, ils se coiffent d’entonnoirs. Ils ont pour fourmilières des édifices insensés, en forme de broc gigantesque ou d’entonnoir encore. Ils émergent de gouffres embrasés d’où montent fumée et flammes, de châteaux et de ruines sinistres, projetant des lueurs de fournaises aux reflets rouges, jaunes, verts. Ils s’agitent parmi toutes sortes d’innommables engins. Que représentent-ils ? Sans doute les péchés, les vices, les fléaux, les peines. On connaît une estampe d’un Jugement dernier où les figures du paradis et de l’enfer sont numérotées. C’est donc que la planche était accompagnée d’un commentaire. Comment ne pas deviner, par dessus tout, l’effréné caprice de l’artiste grisé par les intermèdes de diableries des Mystères et les subtilités des jeux des chambres de rhétorique, sur des thèmes populaires, les jours de fête ? Dans les épisodes fréquents que le peintre fait s’accomplir sur l’eau, on nous convie à deviner des interprétations paradoxales des joutes nautiques aimées des peuples marins[1]. Nul ne peut plus, au demeurant, pénétrer tout le secret de si déconcertants spectacles tournés en visions falotes, alors que, pour les saintes figures sacramentelles, on n’a pas sensiblement rompu aux traditions des Rogier et des Memling. En tout cas la longue fortune réservée aux « diableries » atteste l’intérêt qu’on y attache. Si Jérôme Bosch en a recueilli les données et s’il les a renouvelées et poussées selon son humeur à leurs extrêmes conséquences plastiques, que de peintres se sont engagés dans sa voie ! Après Hieronymus, c’est Jean Prévost, de Mons, c’est Jan Mandyn, de Harlem, c’est Pieter Huys, c’est Jan Crabbe, de Malines, c’est Franz Verbeeck, c’est Met de Bles, c’est Brueghel l’Ancien et sa lignée, c’est Teniers le Vieux et sa suite. Une nouvelle école néerlandaise s’élabore en ces « drôleries », qui se sauvera par « les sujets drôles » des dilettantismes italiens. Cela nous dit la force du mouvement.


(À suivre.)L. de FOURCAUD.

  1. Cf. R. de Bastelaer et Hulin de Loo : Brueghel l’Ancien (Bruxelles, 1906). Introduction.