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Page:La Revue des revues de 1890 à 1900, 1899, T3.djvu/134

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Voici d’abord l’éloquente déclaration de la grande philosophe qu’est Clémence lloyer.

Madame,

Votre question m’embarrasse beaucoup. Malgré sa simplicité apparente, elle soulève de biens gros problèmes.

Que savons-nous des hommes dont l’histoire a gardé les noms ? Quelques traits de leur vie. Certains d’entre eux ont pu être des héros quelques jours, même quelques heures et le reste de leur existence n’être que d’assez piètres sires. Il suffit de lire Plutarque pour penser, avec certain sceptique, qu’il n’est point de grand homme pour son valet de chambre. Il y a lieu de croire que si nous avions des Thémistocles et des Alcibiades, nous les bannirions comme l’ont fait les Athéniens ; mais quel beau concert d’imprécations, s’ils allaient chercher asile non plus chez le roi de Perse, mais chez le roi de Prusse. Miltiade est mort en prison, accusé de certain Panamino, dont les mines du Laurium furent l’occasion. Pausanias fut accusé d’être un Bazaine ou un Dreyfus du temps. Si nos renseignements sont moins complets sur les grands Romains, cela peut tenir à ce que les Romains étaient moins bavards. Mais nous savons, au moins, que le vieux Caton était un affreux grigou, qui vendait scs vieux esclaves pour n’avoir plus à les nourrir, et leur César, qu’ils ont choisi pour maître, pas plus qu Alexandre, ne peut passer pour un modèle à suivre.

Le monde ne vit pas d’héroïsme ; il en meurt quelquefois, et les occasions de devenir des héros se multiplient surtout dans les temps de calamité publique. Les plus grands héros sont les plus inconnus, ce sont ceux dont la vie, toute entière de dévouement, reste obscure.

J’estime beaucoup plus le pompier qui, dix fois dans sa vie, s’est jeté dans le feu pour sauver une femme ou un enfant, qu’un Curtius qui se jette dans un gouffre pour satisfaire à un oracle. Le pompier me paraît avoir cette double supériorité d’être plus utile et moins bête.

Les martyrs chrétiens croyaient certainement donner leur vie pour le triomphe de la vérité. Ils l’ont fait rétrograder pendant mille ans ; l’Europe leur doit d’avoir traversé la géhenne du moyen âge, la stupide aventure dos croisades, l’inquisition avec scs autodafés, trois siècles de guerres de religion, que nous sommes menacés de voir recommencer ; elle leur doit cette Eglise romaine, enfin, qui a persécuté les penseurs, et contre laquelle le monde moderne lutte en vain depuis quatre siècles sans pouvoir échapper à son étreinte. Ces héros n’eussent-ils pas mieux fait de sacrifier à Jupiter, voir à la pierre noire de Bessinunte ?

Les hommes de notre révolution offrent-ils un seul type à donner pour modèles aux générations à venir ? Que d’erreurs dans leurs convictions les plus sincères ! Que de fautes généreuses dans la