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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

Ces notions préexistent dans notre pensée en puissance et, si vous voulez, comme tendance. Notre propre expérience nous les révèle. Si je suis disposé à croire, comme vous, que l’expérience ancestrale a tenu un rôle essentiel dans le développement de cette tendance, je tiens à remarquer que cette expérience n’a jamais été directe, que les animaux rudimentaires que nous pouvons compter parmi nos ancêtres n’ont pas vu ou touché plus de plans parfaits que nous ne faisons, et que l’industrie humaine réalise des formes géométriques beaucoup moins grossières que celles que nous observons dans la nature.

Et pourquoi ces tendances, que je crois démêler obscurément dans notre pensée, n’auraient-elles pas leur principe dans cette pensée ? Je ne dirai plus qu’elle a été modifiée, transformée, organisée dans les êtres vivants par le frottement et la pression du milieu où sont plongés ces êtres, je dirai qu’elle s’est modifiée, transformée, dans ce milieu, dont ils font partie et dont elle est une qualité essentielle. Je vous accorde tout ce que vous voudrez sur la part de l’évolution dans la formation de notre pensée ; je vous accorde que l’évidence est le résultat de l’habitude de l’individu et de la race. Mais les expériences dont cette habitude est faite ne sont pas des phénomènes purs et simples ; elles sont des impressions sur ce qui sera ou sur ce qui est une conscience vivante, sur des consciences reliées les unes aux autres, dont les états s’enchaînent d’une certaine façon dans l’individu et dans la race. Tous les fils de ce bureau récepteur auquel vous nous comparez, ce n’est pas les phénomènes qui les ont posés pour entrer en communication avec nous ; c’est nos ancêtres qui les ont construits pour communiquer avec les phénomènes, et qui nous ont légué ce merveilleux réseau.

Je viens de relire cette page, où j’aurais voulu montrer l’activité propre de la pensée : hélas ! Comment montrer ce que je connais si mal, et mettre de l’évidence où je n’ai qu’un désir de vérité ? Ce que j’ai écrit est trouble et obscur, et, peut-être, pas assez trouble et pas assez obscur ; cela reflète la confusion de mes idées. À quoi bon essayer de faire mieux ? J’ai aussi à m’excuser d’avoir écrit un mot qui a dû vous choquer, et qui sent la scolastique. Je connais votre horreur pour la qualité : au reste, là où je l’ai mis, ce mot rendait assez mal ma pensée ; j’en ai cherché un autre ; en vain. J’ai fini par le laisser, parce que, au fond, je ne partage pas votre haine pour la qualité.