Page:La Revue hebdomadaire, Janvier 1922.djvu/98

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
MADAME DARGENT

Ayant dit, elle disparut, d’un pas feutré, en soupirant, les mains croisées, irréprochable et compatissante. La porte se referma sur ce dernier témoin, et le plus beau ténor de la littérature contemporaine se sentit vraiment seul pour la première fois de sa vie.

― Je ne peux pas mourir, reprit la mourante sur le même ton… Oh ! Charles, c’est bien plus affreux que je ne croyais ! On espère que cela va finir… on est arraché hors de soi comme par une vague de fond… mes pauvres os sont creux, légers comme des plumes ― au-dedans et au-dehors il n’y a que du vide ― oui ! tout est vide et flottant, hors de cette affreuse tête de plomb. J’essaie de me tromper moi-même, de rêver que je m’endors, que j’oublie, que je glisse… à quoi bon ! Jamais ma pensée n’a été plus lucide, ma mémoire plus nette, merveilleusement active, dans une lumière crue, aveuglante, implacable… Oh ! Charles ! je n’en finirai jamais de mourir.

Il a écouté ces étranges paroles avec une surprise croissante, mais la dernière plainte, si naïve, réveille en lui quelque chose de plus fort que la pitié. Un certain accent de la faiblesse, un cri d’appel à la conscience virile, déchire n’importe quel homme.

Elle s’est retournée vers la ruelle, et il ose maintenant la regarder à travers de vraies larmes. Qu’elle est jeune encore ― à quarante ans ― et blonde ! Comment ! il l’a aimée un an, peut-être deux, ils ont vécu côte à côte, ô stupeur ! et pour la première fois il s’aperçoit qu’elle a été, sous le même toit, une étrangère, une mystérieuse étrangère. D’où revient-elle, à présent, la vagabonde ? Quelle trame inconnue a-t-elle achevé de tisser, la petite main de cire, qui frémit à peine sur le drap, inoffensive, sa tâche accomplie ?…

Reste là, dit-elle, reste là toute la nuit. Je ne te vois plus. Il y a d’ailleurs une grande étendue d’eau, poursuit-elle avec beaucoup de gravité, ce doit être