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Page:La Savoie du nord, 5 mai 1860.djvu/2

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Au premier rang de ces nations privilégiées, l’histoire nous montre le peuple hébreux, la Grèce, Rome, l’Italie.

Examinons la mission des deux pays vers lesquels la Savoie semble poussée par ses intérêts.

Après quatorze siècles d’un pénible et long travail de formation, la France s’est sentie une, indivisible, forte à l’intérieur, forte à l’extérieur. Dès ce jour elle a voulu soumettre l’Europe à un vaste système d’expansion, c’est-à-dire, que dès ce jour elle n’a cessé de répandre sur le monde les idées que ses enfants avaient glanées à travers les siècles. Ces idées sont ce qu’on appelle aujourd’hui les idées françaises, les principes de 89. — Dotée, par l’énergie de son peuple, d’une liberté inconnue jusqu’alors, elle a voulu la faire partager à l’univers. Amener le monde à ses idées, voir fleurir dans tous les pays les belles institutions qui font à la fois sa gloire et sa prospérité, propager chez tous les hommes les principes de fraternité et les idées de respect pour les droits de chacun, telle était sa mission, tel était aussi son but.

Mais, pour atteindre ce but, elle avait besoin d’une force immense et elle savait qu’une nation n’est forte qu’avec un gouvernement fort. Ne voyant que l’intérêt des autres nations ses sœurs, elle a consenti à abdiquer temporairement une partie de sa liberté et à vivre sous des gouvernements dictatoriaux. Sous les dictatures successives de la Convention, des Consuls et de Napoléon Ier, elle a fait le tour du monde, semant à pleines mains les idées, faisant trembler les vieux trônes sur leurs bases vermoulues et annonçant à tous la bonne nouvelle ; puis, le jour où elle est tombée épuisée par les fatigues de sa grande œuvre humanitaire, elle s’est donnée des gouvernements paisibles et moins puissants, et s’est mise pour ainsi dire au niveau des autres nations. — Sous ces gouvernements, la France reprend sa liberté ; elle est moins forte, parce qu’elle est plus libre, elle ne travaille plus au bonheur des peuples, parce qu’elle est moins forte. À la période d’expansion, succède la période de recueillement.

De 1815 à 1848, la France a repris des forces et fait une nouvelle moisson d’idées : en 1848, rentrant dans l’accomplissement de sa mission, elle a recommencé à semer sur le monde les trésors intellectuels amassés par ses fils, elle a inauguré une nouvelle période d’expansion.

À côté de la France, on trouve une petite nation, la Suisse. Cette nation a pris naissance au treizième siècle, à la suite de luttes si belles et si héroïques que les hommes qui les ont soutenues nous semblent aujourd’hui appartenir plutôt à la légende qu’à l’histoire. Le territoire de la Suisse s’est de siècle en siècle agrandi de tous les petits pays qui préféraient l’exercice paisible d’une solide liberté à la gloire aventureuse des champs de bataille, dont les habitants n’avaient d’autres ambition que celle de cultiver l’héritage paternel et de le défendre au besoin. Ces petits pays ont vécu et vivent encore aujourd’hui indépendants les uns des autres, conservant leur individualité et leur caractère primitif. Sans porter atteinte à leurs intérêts locaux, limites de leur nationalité, ils se sont réunis par une lien de manière à ne faire qu’un seul tout, en sauvegardant la vie individuelle de chaque partie. C’est ainsi qu’ils sont devenus Suisses pour l’administration de leurs intérêts généraux et pour la défense commune, sans cesser d’être ce qu’ils étaient auparavant, sans aliéner leur indépendance, sans perdre leur nom, leurs mœurs, leurs traditions, leur législation. Sans idées de conquête, trop faibles pour les soutenir s’ils en avaient eu, ils n’ont jamais porté ombrage à leurs voisins ; mais le jour où de puissant envahisseurs ont osé fouler leur terre natale, ils se sont tous levés, ont couru aux armes et ont su montrer à l’étranger qu’ils étaient forts pour la défense de leur indépendance et de l’intégrité de leur territoire. Le nom de Charles-le-Téméraire est là pour nous l’attester.

Il semble, tant la grande et vaste mission de la France attire tous les regards et tous les cœurs, que l’existence de la Suisse n’intéresse en rien le genre humain. La paisible Helvétie a cependant une mission tout aussi importante que celle de la France, et son nom figurera un jour à côté de celui de sa grande sœur parmi les noms des nations qui ont bien mérité de l’humanité. La Suisse a reçu du destin le précieux dépôt de l’idée de fédération et elle l’a conservé précieusement au milieu de tous les orages politiques. Elle est aujourd’hui, en petit, ce que le monde entier doit être en grand plus tard.

Il est écrit là-haut qu’un jour arrivera où la France aura rallié le monde entier à ses idées, renversé toutes les barrières qui parquent les peuples comme des troupeaux, et détruit le déplorable antagonisme qu’ont entretenu les races royales entre les hommes pour les pousser à des luttes fratricides. — Ce jour-là, la France, dira aux peuples : «Vous n’êtes plus ni Français, ni Prussiens, ni Russes ; vous êtes tous des hommes, vous êtes tous des frères.»

La France alors viendra la toute première demander à la Suisse son organisation ; repoussant une centralisation établie dans l’intérêt de sa force devenue inutile puisque tous les peuples seront amis, elle se rappellera qu’un grand nombre de ses enfants, toute la poétique faction girondine avait déjà tourné ses regards de ce côté, mais malheureusement à une époque où ce système était impraticable et où elle, la tête de l’humanité, avait besoin de toute sa puissance et de toute son indivisibilité pour conserver au monde les précieuses conquêtes qu’elle avait faites dans le champ des idées et des droits de l’homme. — Il n’y aura plus alors qu’une nationalité, la nationalité humaine ; et les subdivisions de ce grand tout ne seront plus que la conséquence des intérêts que les hasards topographiques auront groupés sur un point ou un autre. On ne parlera plus de frontières naturelles, ni d’équilibre européen. On ne verra plus des peuples s’allier pour en écraser d’autres, l’alliance sera universelle et la devise : Un pour tous, tous pour un, sera la devise du monde.

Ayant à choisir entre la France et la Suisse, nous n’avons pas hésité, nous avons choisi la Suisse ; non pas que le grand rôle de la France n’ait toujours excité notre enthousiasme et provoqué notre admiration, mais parce que nos populations avaient plus intérêt à partager la paisible mission de la Suisse qu’à suivre la France dans l’accomplissement de ses destinées. — Nous avons obéi à un sentiment d’égoïsme, nous l’avouons, mais cet égoïsme n’avait rien de personnel.

Français, nous ne consentirions jamais à nous séparer de la mère patrie, quels que soient les épreuves qui l’attendent ou les revers qui la menacent. Appelés à délibérer sur notre annexion, sachant que nos provinces n’étaient aucunement nécessaires à la France pour qu’elle puisse atteindre son but, nous avons mis le pour et le contre, les avantages et les désavantages dans la balance,