Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/21

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Ce que tu as vu, n’avait rien d’extraordinaire. Bien souvent tu le reverras, car cela arrive à tout le monde. Papa et Maman y passeront, et toi aussi, à ton tour, quand tu seras devenu vieux comme la vieille Jeannette. » — Toutes choses qui me stupéfiaient. Je protestais faiblement : « Je ne veux pas, moi ! » On me laissait dire. Peu à peu la vue du paysage accoutumé, les arbres, les buissons de la route, les chardons du fossé, me réconfortèrent et je rentrai en mon état normal.

Mais la secousse avait été forte. Un grand problème avait surgi. — Le grand problème je pouvais le perdre de vue, mais non pas l’oublier.

Pour peu que l’on ait dépassé la jeunesse, on a vu tomber tant de parents, tant d’amis, tant de connaissances, qu’une mort nouvelle ne nous frappe plus de stupeur. Sans doute, un cadavre reste toujours étrange et chose désagréable à voir. On jette un regard rapide : « Comme il a changé ! » Et l’on passe, préférant n’y plus penser. On a mille affaires en train ; la routine quotidienne nous emporte. Avec la multiplicité de nos occupations comment ne pas devenir superficiel ? D’un enterrement il faut courir à un mariage. Demain, il y aura baptême. De jour en jour la vie s’écoule, et l’on ne peut s’arrêter pour prendre le temps de méditer.

Malgré tout, la Mort reste le plus émouvant des spectacles. Tel se croyait blasé, mais il voit expirer une personne chérie, et soudain, il perd pied, s’enfonce dans le désespoir et les vagues de l’angoisse roulent sur sa tête.


De la vie tomber dans la Mort... Être, et un moment après, n’être plus ! Invisible, muette et silencieuse, la Mort se glisse, elle approche, elle est là. Du doigt, elle touche le cœur, le cœur cesse de battre, et l’œil se ferme, plongé désormais dans l’éternelle nuit. Le front, naguère le palais de l’intelligence, a durci en bloc de marbre ; cependant une sueur glacée le mouille encore, la sueur de la dernière lutte. Où il y avait un homme il n’y a plus que des chairs qui vont entrer en décomposition. Il n’a fallu qu’un instant, la durée d’un éclair, et voici que le Temps n’est plus et l’on entre au Pays Immuable.

Fatale est la catastrophe. A chacun son tour. « Aujourd’hui moi, toi demain », répètent volontiers les crânes sculptés sur les dalles funèbres, et ils grimacent un rire hideux. Sur les navires qui traversent le Grand Océan, les matelots se savent suivis par un requin. Le monstre ne se montre guère, mais parfois on le devine à une ombre grise entrevue dans le sillage. Tombe n’importe quoi, tombe n’importe qui, le ravisseur s’en