Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/222

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vie… Nous savons, notre conscience sait aujourd’hui, — ce que valent ces inquiétantes inventions des prêtres et de l’Église, à quoi elles servaient. Par ces inventions fut atteint l’état de pollution de l’humanité dont le spectacle peut inspirer l’horreur, — les idées d’« au-delà », « jugement dernier », « immortalité de l’âme », l’« âme » elle-même : ce sont des instruments de torture, des systèmes de cruauté dont les prêtres se servirent pour devenir maîtres, pour rester maîtres… Chacun sait cela : et quand même tout reste dans l’ancien état de choses. Où donc est allé le dernier sentiment de pudeur, de dignité devant soi-même, si même nos hommes d’État, une sorte d’hommes généralement très francs, foncièrement antéchrists en action, s’appellent aujourd’hui encore des chrétiens et vont à la sainte Cène… Un jeune[1] prince à la tête de ses régiments, superbe expression de l’égoïsme et de l’orgueil de son peuple, — mais, sans aucune pudeur, s’avouant chrétien !… Que nie donc le christianisme ? Qu’est le « monde » pour lui ? Quand on est soldat, juge, patriote ; quand on se défend ; quand on tient à son honneur ; quand on veut son propre avantage ; quand on est fier… La pratique de tous les moments, chaque instinct, chaque évaluation devenant action, est aujourd’hui antichrétienne ; quel avorton de fausseté doit être l’homme moderne pour ne pas avoir honte, quand même, de s’appeler chrétien !…

Frédéric Nietzsche
(Traduit de l’allemand par Henri Albert)

(À finir.)

  1. Jeune a été supprimé dans le texte allemand. On comprendra !… (N. du T.)