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MARIE BASHKIRTSEFF

sa tâche ardue, dans cette ascension de tous les jours vers la Beauté, entrevue dans les splendeurs lointaines, elle ne s’est reposée que pour mourir.

Son âme était grande, mais ses forces trop faibles. Elle est retombée brisée. Un mot juste résume toute sa vie : « Je n’ai pas été secondée. » Elle a lutté seule, ne se confiant qu’à elle-même. Là est le secret de son énergie et de son courage ; là aussi est le secret de sa faiblesse. Elle ne demandait rien à personne, à peine à Dieu.

Mais jamais elle ne consentit au destin ; jamais elle ne lui a dit ce Fiat voluntas de l’âme qui s’incline. Elle ne connut ni la patience ni la résignation et fut héroïque jusqu’à son dernier jour.

Sans doute, d’autres qui ne la valaient pas, de plus simples femmes, ont mieux compris la vie : L’humilité, qui s’oublie, sait d’un plus touchant regard contempler toutes choses. Sans doute, elle ne sut s’oublier ; en tout, elle se cherchait elle-même et tout ce qui n’était pas fait à sa lumineuse image, semblait obscur pour elle.

Ce sont les inconséquences de cette âme.

Mais ne faut-il pas l’aimer d’avoir été telle et d’avoir résumé dans une brève et splendide existence, et d’une façon si idéale qu’elle semble un symbole ou une légende, une forme de l’héroïsme, une forme sublime de l’amour !

Tour à tour illuminée de tous les rayons qu’elle a traversés dans son voyage terrestre, il semble que pas une grande idée, pas une noble aspiration ne furent étrangères à cette âme. Certes, elle n’a fait qu’effleurer la vie, mais de quelle façon aérienne, légère et douce. Elle ne nous a pas apporté de vérité nouvelle, mais certaines choses, toutes simples, gardent d’avoir été pensées par elle comme une palpitation mystérieuse et chaude, une trace parfumée.

Oui, elle eut ses défaillances, car elle fut humaine ; mais aux hauteurs où elle s’est élevée, tout se purifie et s’éclaire. Pour elle le mal obscurcissait le bonheur, et toute faute était une tâche. La beauté était heureuse et pure, et le bonheur était une beauté.

Après avoir éprouvé la fragilité et le néant de ses trop vains désirs, elle est morte avec ce suprême espoir, et n’est-ce pas le seul véritablement digne de cette âme sainte ? que son souvenir gracieux et puissant ressuscite, en quelque heure de méditation et de paix, comme celle-ci, en nos pensées.


Charles van Lerberghe