Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/98

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donner : un peuple fier a besoin d’un Dieu, à qui sacrifier… La religion, dans ces conditions, est une forme de la reconnaissance. On est reconnaissant envers soi-même : voilà pourquoi il faut un Dieu. Un tel Dieu doit pouvoir servir et nuire, doit être ami et ennemi, on l’admire en bien comme en mal. La castration contre nature d’un Dieu, pour en faire un Dieu du bien seulement, se trouverait en dehors de tout ce que l’on a besoin de souhaiter. On a besoin du Dieu méchant autant que du Dieu bon. On ne doit pas précisément sa propre existence à la tolérance, à la philanthropie… Qu’importerait un Dieu qui ne connaîtrait ni la colère, ni la vengeance, ni l’envie, ni la moquerie, ni la ruse, ni la violence, qui ignorerait peut-être même les radieuses ardeurs[1] de la victoire et de l’anéantissement ? On ne comprendrait pas un Dieu pareil, pourquoi l’aurait-on ? Sans doute, quand un peuple périt, quand il sent disparaître définitivement sa foi en l’avenir, son espoir en la liberté, quand la soumission lui paraît être de première nécessité, quand les vertus des assujettis entrent dans sa conscience, comme une condition de la conservation, alors il faut aussi que son Dieu se transforme. Il devient maintenant cagot, craintif, humble, il conseille « la paix de l’âme », l’absence de la haine, les égards, l’« amour », même de l’ami et de l’ennemi. Il ne fait que moraliser, il rampe dans la tanière de toutes les morales privées, devient le Dieu de tout le monde, de la vie privée, devient cosmopolite… Autrefois il représentait un peuple, la force d’un peuple, tout ce qui est agressif et altéré de puissance dans l’âme d’un peuple ; maintenant il est seulement encore le Dieu bon… En effet, il n’y a pas d’autre alternative pour les Dieux : ou bien ils sont la volonté de puissance — alors ils seront les Dieux d’un peuple, — ou bien ils sont l’impuissance de la puissance et alors ils deviendront nécessairement bons


XVII


Partout où, d’une façon quelconque, la volonté de puissance diminue, il y a chaque fois aussi un retour physiologique, une décadence. La divinité de la décadence circonscrite dans ses vertus et ses instincts virils devient nécessairement le Dieu de ceux qui sont dans un état de régression physiologique, le Dieu des faibles. Eux-mêmes ne s’appellent pas les faibles, ils s’appellent les « bons ». On comprend, sans qu’il y ait besoin d’une indication, dans quel moment de l’histoire, la fiction dualistique d’un bon et d’un mauvais Dieu devient possible. Avec le même instinct dont se servent les assujettis pour abaisser leur Dieu vers « le bien en soi », ils enlèvent ses

  1. Ardeurs, en français dans le texte