Page:La Société nouvelle, année 12, tome 1, 1896.djvu/19

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demeurés faibles chez des esprits moins parfaits. Mais sa puissance serait beaucoup amoindrie, son influence moins considérable sur l’esprit humain, s’il ne se trouvait placé dans un milieu fertile en ces travaux plus communs, que jadis tous les hommes partageaient et qui, je le répète, après le réveil définitif de l’art, s’accompliront avec une facilité et une constance telles qu’ils n’empêcheront personne de faire ce qu’il veut, bien ou mal. Comme d’un côté l’art, œuvre du peuple et pour le peuple, expression du bonheur dans le travail et dans l’usage d’une chose, aurait une influence plutôt favorable que fâcheuse sur le progrès en d’autres domaines, on peut être également convaincu que l’art majeur, œuvre d’intelligences élevées, de facultés merveilleuses, ne peut exister sans lui. L’état dans lequel il se trouve présentement, alors que l’art populaire reste, disons-le, endormi ou malade, n’est qu’un état transitoire, qui doit aboutir soit à la défaite, soit à la victoire finale des arts.

Alors que jadis les œuvres des artisans avaient toutes un caractère esthétique, conscient ou non, elles sont divisées aujourd’hui en deux catégories : les œuvres avec art et les œuvres sans art. Or, rien de ce qui est fait par la main de l’homme ne peut être bien indifférent : ou ce sera beau, élevant l’esprit, ou ce sera laid et avilissant. Les objets dépourvus d’art sont tellement dangereux ; ils blessent par le seul fait de leur existence et aujourd’hui leur nombre prédomine tellement que pour trouver les œuvres d’art nous sommes obligés de nous mettre à leur recherche, car les choses privées de sentiment d’art sont chaque jour les compagnons ordinaires de notre vie. C’est si vrai que ceux qui cultivent les arts intellectuels ne pourraient le faire, s’ils n’avaient cette tendance si forte de s’isoler dans leur génie particulier, dans leur haut degré de culture, et de vivre ainsi heureux, à l’écart du reste de l’humanité qu’ils méprisent. Ils vivent comme en pays ennemi. À chaque pas, ils se heurtent à quelque objet qui offense et irrite leurs sens plus délicats, leurs yeux plus affinés. Ils doivent partager le malaise général — et je m’en félicite.

Voilà donc la situation : depuis la première aube de l’histoire jusqu’aux temps tout à fait modernes, l’art, dont le rôle naturel était d’égayer toute chose, a atteint son but. Tous les hommes y avaient leur part. C’est là ce qui rendait la vie romantique, comme on s’exprimait dans ce temps-là ; ce n’étaient pas les barons pillards, ni ces rois inaccessibles avec leur hiérarchie de nobles avilis et autres institutions ridicules. Mais l’art grandissait toujours ; des empires s’effondraient et il disparaissait avec eux ; il renaissait ensuite, reprenait vigueur, tant qu’à la fin il parut, en toute vérité, dominer tout et avoir placé le monde matériel à ses pieds. Puis vint un changement à une période, sous maints rapports, d’une intensité de vie