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tagne ? Pourquoi Paris raffinerait-il le sucre de toute la France et Greenock celui de l’Empire russe[1] ? Pourquoi la moitié des chaussures portées aux États-Unis seraient-elles encore confectionnées dans les quinze cents ateliers de Massachusetts ? Il n’y a pas de raison pour que ces anomalies persistent et la dispersion des industries dans toutes les régions des pays civilisés ira de pair avec la dispersion des fabriques sur toutes les parties du territoire de chaque nation.

L’agriculture a si fort besoin des travailleurs des villes que chaque année des milliers d’ouvriers quittent leurs taudis pour aller faire la moisson. Les meurt-de-faim de Londres arrivent par milliers dans le Kent et le Sussex pour faner et pour récolter le houblon. En France les habitants de certains villages lâchent leurs métiers pour se répandre dans les champs, et on voit tous les ans en Russie des exodes de travailleurs allant par centaines de mille récolter les foins dans les prairies du sud. Les fabricants de Saint-Pétersbourg ont même pris l’habitude de restreindre pour cette raison leur production en été. On ne pourrait faire de culture intensive sans employer plus de bras en certaines saisons et en des moments de presse, quand il s’agit par exemple d’amender et de renouveler la terre pour décupler sa puissance productive. Le labourage à vapeur, le drainage et les engrais transformeraient le terrain compact et argileux du nord-ouest de Londres en un sol autrement riche que celui des prairies américaines, et ces travaux, en somme très faciles à exécuter par des hommes qui auraient simplement de la bonne volonté, pourraient être confiés à des ouvriers de fabrique empruntés pour la circonstance, quand même, nous l’avons dit, faudrait-il pour cela fermer les usines en été. Il est certain qu’avec l’organisation actuelle, les propriétaires ne consentiraient pas volontiers à interrompre le travail, parce que le capital engagé doit, à leurs yeux, rapporter des bénéfices, tous les jours, à toute heure. Mais ce qu’on n’obtiendrait pas d’un capitaliste, la communauté peut le faire. Quant aux ouvriers que cela regarde avant tout, et qui devraient être les premiers consultés quand il s’agit de leurs intérêts, nul doute qu’ils ne trouvent plus sain de travailler de temps en temps au grand air et de rompre ainsi la monotonie de leurs occupations sédentaires. Du reste, rien n’empêcherait les groupes de se relayer à la fabrique, de telle sorte que le travail ne serait pas même interrompu, là où il le faut.

Il faut donc que les industries se dispersent dans les campagnes pour s’associer utilement avec l’agriculture. Cela se fait déjà en beaucoup d’endroits — surtout dans les États de l’Est américain. Au reste, cette organi-

  1. Cela était en 1886, mais cela n’est plus aujourd’hui : le sucre russe est raffiné en Russie même.