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Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/323

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laquelle la vanité et la curiosité attiraient beaucoup de monde, beaucoup d’hommes influents, riches et titrés, ce qui augmenta naturellement leurs moyens d’action, leur puissance. À la fin, Catherine II, qui malgré ses dehors de libéralisme et sa putainerie sexuelle aussi bien que politique, était une franche despote, s’en émut. On ferma la loge, on persécuta horriblement Navikoff et les autres. Mais la chose était faite, le grain était semé et ne pouvait manquer de porter ses fruits, sur un terrain riche et vierge, comme l’était l’intelligence russe.

Du commencement de ce siècle jusqu’à 1812, ce fut une période de préparation, de gestation et de développement inaperçu, mais puissant. L’invasion de Napoléon en 1812 réveilla et bouleversa tout l’empire. Ce fut un immense bonheur pour la Russie. L’État, pour se défendre, s’était vu forcé d’en appeler à chacun, à la noblesse, au clergé, à la bourgeoisie des villes, aux esclaves des campagnes. Chacun se sentit renaître en se reconnaissant nécessaire. Ce fut le premier souffle de vent libre qui passa sur cet empire d’esclaves. Depuis 1812, les paysans recommencèrent de nouveau à réclamer leur liberté et leurs terres. Quant à la jeunesse nobiliaire, entraînée par la guerre en Europe, elle en retourna transformée, libérale et révolutionnaire. Une immense propagande commença dès lors dans toutes les villes, dans toutes les garnisons, dans toutes les maisons nobiliaires en Russie. Les femmes y participèrent enfin, et avec une passion infinie. Ce fut le premier acte de leur émancipation intellectuelle, morale et sociale. La noblesse russe, d’esclave ignoble, de brute et de despote barbare qu’elle avait été jusque-là, s’était transformée comme par miracle en un propagateur fanatique de l’humanité et de la liberté.

Développé au milieu de ce foyer généreux et ardent, notre grand poète Pouchkine nous donna une poésie humaine. Il transforma définitivement notre langue et devint un des plus puissants instruments de la civilisation nouvelle en Russie. Au reste, caractère fougueux, mais faible et indéterminé comme le sont presque toujours les artistes, après avoir longtemps frondé le pouvoir, il avait fini par se réconcilier avec l’empereur Nicolas, qui en avait fait un chambellan de sa cour. Mais son nom n’en reste pas moins populaire et s’identifie avec le réveil de la vie en Russie.

Tel fut le monde nouveau, plein d’essor et de sève que l’empereur Nicolas, dès le premier jour de son règne, dut combattre. La réaction qui suivit la répression du soulèvement de décembre fut horrible. Tout ce qu’il y avait d’humain, d’intelligent, de bon, de libre, fut détruit, écrasé, — tout ce qu’il y avait de canaille, de brutal, de rampant, de cruel et de vil monta au trône avec l’empereur Nicolas. Ce fut une destruction (un mot illisible) systématique, complète de l’humanité au profit de la brutalité et de toutes les stu-