Aller au contenu

Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/578

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pensent qu’à se défendre et il serait ridicule de leur part de rêver la conquête.

Ridicule tant qu’on voudra, mais néanmoins c’est leur rêve, comme c’est le rêve du plus petit paysan propriétaire de s’arrondir au détriment de son voisin ; s’arrondir, s’agrandir, conquérir à tout prix et toujours, c’est une tendance fatalement inhérente à tout État, quel que soit son extension, sa faiblesse ou sa force, parce que c’est une nécessité de sa nature. Qu’est-ce que l’État si ce n’est l’organisation de la puissance ; mais il est dans la nature de toute puissance de ne point pouvoir souffrir ni de supérieure ni d’égale, — la puissance ne pouvant avoir d’autre objet que la domination, et la domination n’étant réelle que lorsque tout ce qui l’entrave lui est assujetti ; aucune puissance n’en souffre une autre que lorsqu’elle y est forcée, c’est-à-dire que lorsqu’elle se sent impuissante à la détruire ou à la renverser. Le seul fait d’une puissance égale est une négation de son principe et une menace perpétuelle contre son existence ; car c’est une manifestation et une preuve de son impuissance. Par conséquent, entre tous les États qui existent l’un à côté de l’autre, la guerre est permanente et leur paix n’est qu’une trêve.

Il est dans la nature de l’État de se poser aussi bien pour lui-même que pour tous ses sujets comme l’objet absolu. Servir sa prospérité, sa grandeur, sa puissance, c’est la vertu suprême du patriotisme. L’État n’en reconnaît point d’autre, tout ce qui lui sert est bon, tout ce qui est contraire à ses intérêts est déclaré criminel, telle est la morale des États.

C’est pourquoi la morale politique a été de tout temps non seulement étrangère, mais absolument contraire à la morale humaine. Cette contradiction est une conséquence forcée de son principe : l’État n’étant qu’une partie, se pose et s’impose comme le tout ; il ignore le droit de tout ce qui n’étant pas lui-même, se trouve en dehors de lui, et quand il le peut sans danger pour lui-même, il le viole. — L’État est la négation de l’humanité.

Y a-t-il un droit humain et une morale humaine absolus ? Par le temps qui court et en voyant tout ce qui se passe et se fait aujourd’hui en Europe, on est bien forcé de se poser cette question.

D’abord, l’absolu existe-t-il et tout n’est-il pas relatif dans le monde ! Ainsi pour la morale et le droit : ce qui s’appelait droit, hier, ne l’est plus aujourd’hui, et ce qui paraît moral en Chine peut ne pas être considéré comme tel en Europe. À ce point de vue chaque pays, chaque époque ne devraient être jugés qu’au point de vue des opinions contemporaines ou locales, et il n’y aurait ni droit humain universel, ou morale humaine absolue.

De cette manière, après avoir rêvé l’un et l’autre, quand nous avons