Page:La Société nouvelle, année 4, tome 2, 1888.djvu/357

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regard d’une tsaritza[1]. Un aveugle seul pourrait ne pas les voir, et ceux qui ont des yeux disent d’elles : « Elles passent, tu croirais des astres, et chacun de leurs regards vaut un rouble ». Elles foulent le même chemin que suit le peuple tout entier, mais la boue de leur humble condition semble les avoir respectées. Elle fleurit, la belle, pour étonner le monde ; rose, svelte, de haute taille, belle quel que soit son vêtement, adroite en tout genre de travail. Elle endure le froid et la faim, toujours patiente, toujours égale… Je l’ai vue souvent faucher et chaque coup de faux emporte une meule ! Son foulard a glissé sur l’oreille ; on craint toujours que les nattes se défassent. Un gaillard, en passant, les a soulevées, le mauvais plaisant ! Et les lourdes nattes blondes sont tombées sur la poitrine brunie. Elles se dénouent jusque sur les pieds nus et aveuglent la paysanne. Elle les écarte à deux mains et regarde, d’un air courroucé, le garçon. Le visage est majestueux comme une figure peinte, tout embrassé de confusion et de colère.

Durant la semaine, elle n’aime pas à paresser. Mais vous ne la reconnaîtriez pas quand un sourire de joie a effacé sur son visage le sceau de la peine. Un rire franc comme le sien, des chansons, des danses comme les siennes, cela ne se vend pour or ni pour argent. C’est la joie ! disent d’elle, entre eux, les moujiks.

Au jeu, un cavalier ne l’atteindrait pas.

Dans le malheur, intrépide, elle est le salut ; elle arrête un cheval au galop, elle entre dans une izba en feu ! Des dents égales et belles, on dirait de grosses perles, mais la pourpre de ses lèvres correctes garde une beauté humaine.

Elle sourit rarement. Elle n’a pas le temps de bavarder. La voisine ne se hasarde pas à lui demander le pot ou la pelle, elle ne s’apitoie pas sur les mendiants : c’est leur affaire s’ils ne veulent pas travailler ! Elle porte en elle le secret d’une activité incessante et d’une force intérieure. Sa conscience est claire et pénétrante ; tout son salut est dans le travail, et elle le sait, et le travail porte avec lui sa récompense : — sa famille est à l’abri du besoin, l’izba est toujours chaude, le pain bien cuit, le kras bon ; les enfants sains et rassasiés vont à merveille ; les jours de fêtes on fait un petit régal. La baba va à la messe en tête de toute sa famille ; un enfant de deux ans est assis sur sa poitrine comme sur une chaise. À côté, un autre enfant de six ans, que sa mère en toilette conduit. — C’est un tableau à remuer le cœur de quiconque aime le peuple russe.

V

Et toi aussi, tu étonnas par ta beauté, tu fus adroite et forte, mais le chagrin t’a desséchée, femme de Proklendonni ! Tu es orgueilleuse — tu ne

  1. Femme de tsar.