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Page:La Société nouvelle, année 4, tome 2, 1888.djvu/368

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« Non, tu ne le défendras pas !… tes chères mains sont engourdies, tes chers yeux sont fermés pour toujours… Pauvres orphelins que nous sommes !… »

XXV

« N’ai-je pas supplié la reine du ciel ? Ai-je été paresseuse ? Je suis allée, seule, la nuit, chercher l’écorce miraculeuse, je n’ai pas eu peur, je suis allée ; le vent souffle, amoncelant la neige. Pas de lune. Oh ! de la lumière ! À regarder le ciel on croit voir un tombeau. Et les nuages sont comme des chaînes pesantes… N’ai-je pas fait tout le possible pour lui ? Ne l’ai-je pas plaint ! J’avais même scrupule de lui dire combien je l’aimais !

« La nuit aurait toutes ses étoiles : en verrions-nous plus clair ?… Un lièvre vient de passer. Attends, petit lièvre ! n’aie pas l’audace de traverser mon chemin ! il a fui dans la forêt ; béni soit Dieu !… Vers minuit, je me sentis moins rassurée. J’entends le malin, il s’agite avec bruit, il hurle, il retentit dans la forêt. Que m’importe le malin ? Arrière ! je porte le don de la sainte Vierge ! J’entends le hennissement des chevaux, j’entends le hurlement des loups, j’entends qu’on me poursuit.

« Bête fauve, ne te jette pas sur moi ! Homme méchant, ne me touche pas ! nos pauvres grochs[1] nous coûtent cher ! L’été, il travaillait ferme, l’hiver, il ne voyait pas ses enfants ; la nuit, en pensant à lui, je ne fermais pas les yeux. Il voyage, il a froid… et moi, la triste, de mon écheveau de lin je tire un fil semblable au long fil de sa route lointaine. Ma quenouille saute, tourne, frappe le parquet. Proklouchko marche à pied, fait le signe de la croix et s’attelle lui-même à sa charrette pour gravir la montagne.

« Été après été, hiver après hiver nous avons amassé un peu d’argent ! Sois miséricordieux pour le pauvre paysan, Seigneur ! Nous donnons tout ce que, par kopek et par groch de cuivre, nous avons péniblement amassé !… »

XXVI

« Tu es fini, sentier ! Voici la lisière de la forêt… Au matin, une étoile dorée des cieux de Dieu se détacha tout à coup et tomba. Dieu a soufflé sur elle ; mon cœur tressaillit ; je pense… je me rappelle quelles étaient mes pensées quand cette étoile tomba. Je me rappelle… mes jambes s’arrêtèrent, je savais déjà que je ne devais plus revoir Prokl vivant…

« Non, la reine du ciel ne le permettra pas ! elle le guérira, science merveilleuse ! Je fis le signe de la croix, je me mis à courir… Il a une force d’Hercule, Dieu est miséricordieux, il ne le laissera pas mourir… Voici, enfin, le mur du monastère ! L’ombre de ma tête atteint déjà la porte du monastère. Je saluai jusqu’à terre, puis je me redressai et je vis un corbeau perché sur la croix dorée. Mon cœur tressaillit de nouveau ! »

  1. Le groch, un demi kopek.