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masses ; pour nous, nous nous en écartons comme devant une fresque par trop insolente. Qu’importe à nous l’agaçante brutalité de l’ouverture de Tannhäuser ? Ou bien le cirque de la Walkyrie ? Tout ce qui, même en dehors du théâtre, est devenu populaire, est d’un goût douteux et corrompt le goût. La marche de Tannhäuser me semble suspecte de respectabilité ; l’ouverture du Vaisseau-fantôme est un bruit pour rien ; le prologue de Lohengrin donna le premier exemple trop insidieux, trop bien réussi, il est vrai, que l’on hypnotise aussi par la musique (je ne veux pas de toute musique dont l’ambition ne va pas plus loin que de persuader les nerfs). Mais outre Wagner le magnétiseur, le peintre de fresque, il y a encore un Wagner qui collectionne de petites choses précieuses : il y a notre plus grand mélancolique de la musique, plein de regards, de délicatesses, de paroles consolantes, le maître en tous d’un bonheur mélancolique et assoupi. Un lexique des mots les plus intimes de Wagner : rien que des phrases courtes de cinq à quinze mesures, toujours de la musique que personne ne connaît. Wagner avait la vertu du décadent : la pitié.


VIII

« Très bien ! Mais comment peut-on perdre le goût, au contact de ce décadent, si l’on n’est pas, par hasard, musicien, si l’on n’est pas, par hasard, décadent soi-même ? Réciproquement. Comment ne le peut-on pas ? Essayez-le donc ! Vous ne savez pas, qui est Wagner : un très grand comédien ! Existe-t-il du reste un effet plus profond et puissant au théâtre ? Regardez donc ces jeunes gens-cataleptiques, pâles, sans souffle ! Ce sont des wagnériens : cela ne comprend rien de la musique et cependant Wagner les dompte.

L’art de Wagner exerce une pression de cent atmosphères : inclinez-vous, on ne peut faire autrement. Wagner le comédien est un tyran, son pathos renverse tout goût, toute résistance. Qui a cette force de persuasion des gestes, qui voit aussi absolument, aussi intrinsèquement les gestes, cet arrêt du souffle du pathos wagnérien, ce « ne plus vouloir lâcher » un sentiment extrême, cette longueur donnant l’effroi dans des situations, où la seconde déjà vous étouffe ?

Wagner était-il d’ailleurs un musicien ? Il était en tous cas, en plus, autre chose encore : un incomparable histrion, le plus grand même, le génie de théâtre le plus étonnant qu’aient eu les Allemands, notre scénique par excellence. Sa place est ailleurs que dans l’histoire de la musique : on ne doit pas le confondre avec les grands authentiques de celle-ci. Wagner et Beethoven, c’est là un blasphème et une injustice enfin envers Wagner lui-même. Il n’était, comme musicien, que ce qu’il était, somme toute, par