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Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/137

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temps, le temps allemand ! Wotan est leur dieu : mais Wotan est le dieu du mauvais temps. Ils ont raison, ces jeunes Allemands, puisqu’ils son ainsi ; comment peuvent-ils regretter l’absence de ce qui nous manque, à nous autres halkyoniens dans Wagner : la gaya scienza, les pieds légers, la plaisanterie, le feu, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, l’insolente spiritualité, les frissons de lumière du sud, la mer calme. Perfection.


XI

Je me suis expliqué, quant à la place qui appartient à Wagner. Elle n’est pas dans l’histoire de la musique. Que signifie-t-il malgré cela dans cette histoire ? Le comédien parvenu dans la musique, événement capital qui donne à penser, qui peut-être aussi donne à craindre.

En formule : Wagner et Liszt. Jamais encore la probité des musiciens, leur « authenticité » ne fut aussi dangereusement mise à l’épreuve. On le saisit clairement, des deux mains : le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité, on doit être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner, ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations en décadence, que partout où la décision, le jugement en dernier ressort est tombé aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien réveille seul encore le grand enthousiasme. Alors se lève l’âge d’or pour le comédien, pour lui et pour tout ce qui est apparenté à son art. Wagner marche précédé de tambours et fifres à la tête de tous les artistes de conférence, d’apparat, de virtuositisme ; il a convaincu d’abord les maîtres de chapelle, les machinistes et les chanteurs de théâtre. Ne doivent pas être oubliés, les musiciens de l’orchestre : il a « sauvé » ceux-ci de l’ennui. Le mouvement que créa Wagner dépasse même le domaine de nos connaissances : des sciences toutes spéciales surgissent doucement de la scolastique vieillie de plusieurs siècles. Pour donner un exemple, je relève tout particulièrement, en ce qui concerne la rythmique, les mérites de Riemann, le premier qui ait fait valoir la conception importante de la ponctuation également dans la musique (malheureusement au moyen d’un vilain mot : il l’appelle l’art de phraser). Tous ceux-ci, je le dis avec reconnaissance, sont les meilleurs parmi les fervents de Wagner, les plus respectables ; ils ont amplement raison d’honorer Wagner. Le même instinct les relie entre eux, ils voient en lui leur type béroique, ils se sentent métamorphoses en puissance, en grande puissance, depuis qu’il les a enflammés de sa propre