Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/141

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 141 —

Wagner. C’est l’obscurantisme le plus noir qu’il cache dans les flots de lumière de l’idéal. Il flatte tout instinct nihiliste (boudhique) et le déguise en musique, il flatte toute forme d’expression chrétienne, toute forme d’expression religieuse lorsqu’elle est décadente. Qu’on ouvre les oreilles : Tout ce qui a jamais poussé sur la terre de la vie appauvrie, toute la fausse monnaie de la transcendance et de l’au-delà, a trouvé son interprète le plus sublime dans Wagner ; non pas en formules, Wagner est trop malin pour employer des formules, mais par la persuasion de la sensualité qui rend à son tour l’esprit ramolli et fatigué. La musique devenue Circé. Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d’œuvre. Parsifal conservera éternellement son rang dans l’art de la corruption. J’admire cette œuvre, je voudrais même l’avoir faite. Faute de l’avoir faite, je la comprends. Wagner n’a jamais été mieux inspiré qu’à la fin. Le raffinement dans l’alliance du beau et du malade va si loin ici, qu’il jette quelque ombre sur l’art précédent de Wagner : il nous paraît trop clair, trop sain. Comprenez-vous cela ? La santé, la clarté agissant comme ombre, presque comme prétexte ? C’est à ce point que nous sommes devenus de purs innocents. Jamais il n’y eut un plus grand maître en parfums sombres, hiératiques, jamais ne vécut pareil connaisseur de tout l’infiniment petit, tremblotant outré de toute féminité de l’idiotillon du bonheur ! Buvez donc, mes amis, les philtres de cet art ! Vous ne trouverez nulle part ailleurs une manière plus agréable d’énerver votre esprit, d’oublier votre virilité sous un buisson de roses.

Ah ! ce vieux sorcier ! ce Klingsor de tous les Klingsors. Comme en cela il nous fait la guerre, à nous les libres penseurs ! Comme avec ses tons de jeune fille enchanteresse, il nous fait prendre pour volonté toute lâcheté de l’âme moderne ! Jamais pareille haine à mort de la science n’a existé ! On doit être un cynique pour ne pas succomber ici à la tentation, il faut savoir mordre pour ne pas adorer ici. Allons, vieux corrupteur ! Le cynique t’avertit : cave canem

L’engouement pour Wagner se paye cher. J’observe les jeunes gens qui ont été exposés longtemps à son infection. L’effet le plus immédiat et relativement anodin, c’est son influence sur le goût. Wagner agit comme l’alcool employé continuellement. Il hébète, il englaire l’estomac. Effet spécifique, abâtardissement du sentiment rythmique. Le wagnérien finit par appeler rythme, ce que j’appelle moi, avec un proverbe grec : « remuer la fange ›. Plus dangereuse est la corruption des notions. Le jeune homme devient un veau contemplant la lune, un « idéaliste ». Il a dépassé la science ; il est ainsi à la hauteur du maître. Par contre, il joue le philosophe ; il écrit dans les feuilles de Bayreuth, il résout tous les problèmes au nom du Père, du