Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 161 —

n’est pas aimable. Vouloir tant savoir ne sert à rien. Vous me rappelez les savetiers radicaux qui, dans les niais anciens romans, d’après les auteurs, marchaient sur toutes les convenances par suite de leur savoir utilitaire. En vérité, je commence à croire que vous avez brouillé votre tête avec les mathématiques, et en fouillant dans ces vieux livres idiots traitant d’économie politique, hé ! hé !, et que vous savez à peine comment vous conduire. Vraiment, il est temps pour vous d’entreprendre quelque travail de plein air pour chasser les toiles d’araignées de votre cerveau. Le tisserand se contenta de rire de bon cœur ; la jeune fille alla à lui et lui tapotant sur la joue elle dit : « Pauvre garçon ! il est né ainsi ».

Quant à moi, j’étais un peu intrigué, mais je riais aussi, en partie pour faire comme les autres, et en partie par plaisir de voir leur tranquille bonheur et leur joyeuse humeur. Avant que Robert pût m’exprimer les excuses qu’il voulait me faire, j’ajoutais :

« Mais « voisins » (j’avais retenu ce mot), cela ne me fait rien de répondre à des questions, quand je le peux : demandez-moi autant de choses que vous voulez ; cela m’amuse. Je veux vous raconter tout ce que je sais concernant l’état d’Epping Forest quand j’étais un gamin, si cela vous plaît ; et quant à mon âge, je ne suis pas une jolie femme, vous le savez, donc pourquoi ne le dirais-je pas ? J’aurai bientôt cinquante-six ans. »

Malgré la récente réprimande sur son manque de convenances, le tisserand ne put s’empêcher de pousser un long « whem » d’étonnement, et les autres s’amusaient tant de sa naïveté, que la gaieté se répandit sur leur figure, quoique par courtoisie ils ne riaient pas pendant que je regardais les uns et les autres d’une manière intriguée. À la fin, reprenant :

« Dites-moi, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’il y a : Vous savez que j’ai le désir d’apprendre. Riez, s’il vous plaît ; seulement, expliquez-moi. »

Eh bien, ils rirent, et moi aussi, pour les raisons suivantes ; la jolie femme l’interrompit d’une voix caressante :

« Bien, bien, il est impoli, le pauvre garçon ! Mais, voyez-vous, je peux bien vous expliquer ce qu’il pense : Il veut dire que vous paraissez vieux pour votre âge. Mais bien sûr, cela n’est pas étonnant, puisque vous avez voyagé et de plus il est certain, après tout ce que vous avez raconté, dans des pays insociables. On l’a remarqué si souvent, et avec vérité sans doute, qu’on vieillit très vite quand on vit parmi des gens malheureux.

« Ainsi, on dit que le sud de l’Angleterre est un pays où l’on reste longtemps beau. » Elle rougissait et ajouta : « Quel âge croyez-vous que j’aie ? »

« Eh bien », repris-je, « on m’a toujours dit qu’une femme n’a que l’âge qu’elle paraît ; ainsi, sans offense ni flatterie, je pense que vous avez vingt ans. »