delà se trouvait un autre domaine appartenant au seigneur Stiépane Mikhaïlovitch Wassiltzew. Il faut dire que ce dernier n’était pas gênant pour ses voisins ; il ne venait jamais dans le pays. Les volets et les portes de sa maison de bois, à un étage, restaient clos ; le parc délaissé n’était plus qu’un terrain vague, plein de verdure et d’ombre ; d’énormes touffes de bardanes croissaient sous les vieux tilleuls, et les petites têtes floconneuses des pissenlits faisaient des taches blanches parmi les campanules, les œillets et les pensées sauvages.
Wassiltzew passait pour être très savant. Professeur à l’Institut technologique de Saint-Pétersbourg, il séjournait l’hiver dans cette ville, voyageait à l’étranger pendant les vacances, et semblait avoir complètement oublié le domaine de ses pères. Un beau jour cependant, au cours de cet hiver mémorable, un traîneau de poste orné de clochettes s’arrêta devant le perron du logis ; le propriétaire y était assis entre deux gendarmes.
La chose s’était faite bien simplement. Depuis longtemps Wassiltzew, qu’on disait avoir des opinions très avancées, était mal vu dans les hautes sphères de la capitale.
À l’occasion d’un jubilé quelconque, les étudiants de l’Institut technologique avaient organisé un banquet que le grand-duc, en personne, devait honorer de sa présence, l’établissement étant placé sous sa très haute protection. Son Altesse laissa entendre qu’il ne désirait point se trouver avec Wassiltzew ; ce dernier l’apprit et déclara qu’une défense officielle pourrait seule l’empêcher d’assister à la fête au même titre que tous les autres professeurs du collège. Il va sans dire que cette défense officielle ne lui fut pas envoyée ; aussi, au jour fixé, prit-il tranquillement sa place à la table dressée dans la grande salle de l’Institut.
Deux jours après, il reçut la visite du chef de la police secrète, qui l’invita poliment à donner sa démission et à se retirer dans ses terres avec interdiction d’en sortir. Par surcroît d’amabilité on lui donna l’escorte de deux anges gardiens en habits de gendarmes.
C’est ainsi que Wassiltzew s’installa dans sa maison.
Il est facile d’imaginer l’effet que cet événement produisit dans la contrée. Les raisons qui avaient amené la soudaine apparition de Wassiltzew donnèrent lieu aux bruits les plus absurdes et les plus exagérés ; beaucoup de gens voyaient en lui un conspirateur dangereux, ce qui lui constituait une auréole mystérieuse, terrible et en même temps attrayante, car en Russie, à moins d’appartenir à la police secrète, on éprouve toujours un instinctif sentiment de respect pour tout criminel politique.
Les Barantzew étant les plus proches voisins de Wassiltzew, il n’est pas étonnant que les deux filles aînées se trouvassent portées naturellement à consi-