Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/195

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passion ? Cela lui donnait une importance qu’elle était loin de s’accorder auparavant.

— Eh bien ! Comment t’a-t-il parlé aujourd’hui ? S’est-il déclaré ? Ne fais donc pas de cachotteries ! C’est ainsi qu’après chaque leçon les sœurs de Véra la pressaient de questions.

Et Véra, malgré elle, commençait à raconter ; elle racontait même ce qui n’avait jamais eu lieu. Ses sœurs savaient si bien expliquer chaque mot prononcé par Wassiltzew que ce mot prenait une tout autre signification que celle qu’il avait voulu lui donner.

Sans qu’elle s’en aperçût, le voisin occupait presque toutes les pensées de Véra et son image ne lui paraissait plus la même. « Une vraie perche, ni jeune ni beau, un visage terreux et des yeux tellement myopes qu’ils semblaient ne rien voir, même avec des lunettes ! » C’est ainsi qu’elle l’avait dépeint après leur première rencontre. Maintenant qu’il était passé au rang d’adorateur, elle éprouvait un si grand désir d’en faire un héros, qu’elle commença à lui trouver chaque jour des qualités nouvelles. Une fois c’était son sourire qui lui paraissait agréable ; une autre fois elle faisait la remarque que les petites rides, très drôles, qui se formaient autour de ses yeux lorsqu’il riait, avaient du charme.

Toutes ses heures, dès lors, se passaient dans une attente continuelle et inconsciente ; elle voyait arriver chaque leçon avec des battements de cœur, et pendant tout le temps de la leçon elle était nerveuse et palpitante, se demandant : « Est-ce pour aujourd’hui ? »

Véra et Wassiltzew sont seuls dans la chambre d’études. La leçon est finie, mais le maître ne s’en va pas. Il a mis son livre de côté et se laissant tomber dans un fauteuil, la tête appuyée sur sa main, il reste pensif, ce qui lui arrive assez souvent.

Véra, immobile, est assise à côté de lui. Elle éprouve un sentiment de gêne et n’ose bouger, les yeux fixés sur la main maigre et brune de Wassiltzew ; elle examine machinalement une grosse veine bleue qui commence au poignet en écartant quelques petits poils et se rétrécissant soudain aboutit au médium. Il va faire nuit ; tous les objets perdent peu à peu leurs contours. À mesure que la main de Wassiltzew s’efface dans cette obscurité, Véra fait des efforts pour la voir encore. Une étrange inertie la cloue sur place ; son cœur bat violemment ; elle entend dans ses oreilles comme le bruit lointain d’eau coulante.

Tout à coup Wassiltzew revient à lui.

— Véra, chère enfant…, commence-t-il doucement, continuant sa pensée et caressant de sa main celle de son élève.

— Voilà le moment ! Il va faire une déclaration !… se dit Véra.