Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/198

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fonde et sincère, et mon plus ardent désir est que vous deveniez vraiment noble, bonne et utile. Les jeunes personnes futiles et coquettes seules s’imaginent qu’un homme ne peut rester une demi-heure dans leur société sans penser à les courtiser. Mais vous, Véra, vous ne leur ressemblez pas, n’est-il pas vrai ?

Véra ne dit mot ; elle baissa la tête, de grosses larmes tremblaient au bout de ses longs cils ; en ce moment elle n’éprouvait aucun sentiment de haine contre Wassiltzew.

— Écoutez-moi, amie, et donnez-moi la main, continua Michel Stiepanovitch.

Pour bien vous montrer combien je tiens à vous, je vais vous dire ce que je n’ai jamais dit à personne. J’ai aimé une fois dans ma vie. Je n’ai jamais rencontré depuis une jeune fille meilleure…

Mais son sort fut terrible… C’était bientôt après l’attentat de Karakosow…

On soupçonnait et on arrêtait tout le monde ; il suffisait d’un mot imprudent pour aller en prison. Elle aussi fut arrêtée. Les prisons étaient pleines, et elle passa six mois dans une cave humide et sombre, que l’eau inondait parfois. Quand son tour arriva d’être jugée, il se trouva qu’il n’y avait contre elle aucune preuve. Il fallut la relâcher. Mais elle était frêle et délicate, et, dans cette cave humide, elle avait contracté une cruelle maladie, la plus atroce de toutes celles qui existent : une carie des os, celle qu’on nomme la carie des prisons. L’agonie dura trois ans. Il va sans dire que je ne la quittai pas une seconde. Chaque jour je voyais l’implacable ennemi faire son œuvre de destruction, la manger toute vive. Ses souffrances étaient si grandes que moi qui l’aimais de toute mon âme, j’appelais la mort comme une délivrance. Après cela, mon enfant, vous comprendrez qu’un homme qui a souffert ainsi ne puisse plus aimer… Et puis, dans un pays où se passent des choses semblables, a-t-on le droit de penser à l’amour, au bonheur ?…

L’émotion coupa la parole à Wassiltzew, Véra sanglotait amèrement.

Après quelques minutes, Wassiltzew lui montra le portrait de sa fiancée avant sa maladie : un visage beau et intelligent aux yeux sombres et rêveurs. Il sembla à Véra que jamais elle n’avait vu des traits plus nobles ; elle appliqua ses lèvres sur le portrait comme sur une image de martyre, et les larmes aux yeux elle répéta son vœu d’enfance : conquérir une couronne de martyre ! Seulement ce n’était pas en Chine qu’elle irait la chercher ; elle savait maintenant qu’en Russie le sort réserve cette couronne à plus d’une.

De ce jour il n’y eut plus de malentendu entre Véra et Wassiltzew, et leur amitié fut scellée à jamais.