Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/202

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Véra devient rouge et involontairement baisse les yeux. Elle se sent heureuse de se retrouver avec lui. En effet, ces deux semaines ont changé les choses. Jamais auparavant ses mains ne devenaient glacées et ses joues ne brûlaient ainsi en sa présence. Machinalement, pour cacher son émotion, elle examine les livres épars sur la table.

— Non, Véra, mettons nos études de côté pour aujourd’hui, causons plutôt.

Il s’assied sur une chaise près de la fenêtre ouverte et allume une cigarette. Véra prend place à côté de lui ; son cœur bat rapidement et palpite comme un petit oiseau.

Il fait nuit. Tout en haut, au-dessus de leurs têtes, le ciel est d’un bleu foncé, il devient de plus en plus pâle vers l’occident et se fend à l’horizon en une ligne d’un jaune d’ambre. Les grenouilles de l’étang entonnent leur chœur avec ensemble, tandis qu’au plafond vibre le vol des premiers moustiques et qu’un hanneton traverse l’air d’un bourdonnement grave et bruyant. Près des buissons qui séparent la cuisine du jardin, on voit glisser une silhouette féminine, un fichu sur la tête et se détachant en clair ; elle s’arrête un instant indécise, se retourne et s’éloigne rapidement du côté du petit bois. Un moment après la brise du soir apporte les sons caressants d’une voix masculine, des chuchotements et des rires heureux. De la cour de la ferme arrive le son du chalumeau d’un berger artiste du village.

— Parlez-moi de cette affaire des paysans. À table, aujourd’hui, j’ai entendu des choses terribles, dit Véra tout à coup. Il est clair qu’elle se force à parler, car sa voix a des intonations qui ne lui sont pas naturelles.

Wassiltzew tressaille et semble se réveiller.

— Oui, je comprends, on m’accuse, dit-il, en se passant la main sur le front. Mais je ne désespère pas de forcer l’opinion publique en faveur de ces malheureux. Je vous raconterai tout en détail, Véra, une autre fois. En ce moment cela m’est impossible…

De nouveau quelques instants de silence, pendant lesquels on n’entend que le vol des cousins dans la chambre et la chanson du berger au dehors.

— Véra, vous souvenez-vous d’une conversation que nous avons eue, il y a trois ans ? À ce moment-là, j’étais sûr de moi, j’étais persuadé que jamais rien de pareil ne pourrait m’arriver… Et pourtant… Véra, dites-moi, est-ce que je vous semble bien vieux ?

Ces derniers mots sont à peine intelligibles.

Véra veut répondre, mais les paroles ne sortent pas de sa bouche.

La main de Wassiltzew se pose sur la sienne et ce contact leur fait perdre la respiration ; ils ne peuvent parler et craignent de faire le moindre mouvement.